Les Maudits Saumons... Par Serge J. Vincent

     Au printemps '75, je me préparais à entreprendre la saison avec beaucoup d'enthousiasme, envisageant dans mes rêves dorés de comptabiliser plusieurs saumons avec facilité. Bien documenté, ne négligeant aucun détail pour assurer mon succès, j'avais même tiré les vers du nez à François de B. Gourdeau, Ovila Lefrançois et Roger Desjardins. A cette date-là, l'année avant, j'était sûr de comprendre Salmo salar. Mais, comme il y a loin de la coupe aux lèvres, il y a plus loin encore du « pool » à la poêle à frire.
     Le saumon m'a humilié; que dis-je, ridiculisé!

     D'abord dans la rivière Sainte-Anne, petite mais pittoresque rivière de la Gaspésie. Elle coule au pied du mont Albert, où erre encore le caribou. Fin juin, elle ouvre son sein au saumon argenté de l'Atlantique. Armé d'une sélection recommandable d'artificielles, de trois cannes à mouches et de six moulinets, j'étais pour leur «faire la passe»! André Bellemare, du Soleil de Québec, George Gruenefeld, de la Gazette, Gilles Richard et Henri Poupart composaient notre groupe, sous la tutelle de François de B. Gourdeau, pêcheur de saumon émérite. Je me suis acharné sur trois saumons une journée entière pour n'avoir comme réaction qu'un coup de queue qui me parut aussi large qu'une portière d'auto. Les deux autres jours ils m'avaient tout simplement ignoré, pendant qu'ils se ferraient sans résistance aux mouches d'André, de Gilles et de George. Bredouille, mais pas défait, je les attendais dans la Matane.

     Armé de la même conviction, j'entrepris le voyage à Matane accompagné de mon frère Roland. Tout au long du trajet, je lui léguais mes secrets et tactiques ainsi que ceux des trois experts mentionnés plus tôt. Juste le temps d'ériger la tente à la barrière John, et nous voilà rendus au Cap-Seize une magnifique fosse à proximité du camping. Mon frère m'invita à lui enseigner la façon de pêcher dans cette fosse. Sans hésiter j'entrepris la rotation en effectuant les lancers aux endroits stratégiques. A la troisième station, je décochait un lancer qui déposa la petite Bomber qu'Ovila m'avait remise et avec laquelle il avait «sauvé» deux saumons dans l'avant-midi. La soie ammerrit à 45° et le courant prit soin de la tourner à un rythme grandissant. Une masse foncée apparut derrière mon artificielle, puis réintégra son lieu. J'hésitai un moment stupéfait. Je sentis une légère résistance et ferrai aussitôt. Le majestueux poisson fendit l'eau, j'avais réussi à en attraper un. Je suivis à la lettre les principes du jeu entre le pêcheur et le saumon ferré. Au bout de vingt ou trente minutes, je le croyais à ma merci et c'est là que j'ai péché. Il me vira le dos, sembla me faire un signe d'adieu avec sa queue et se dirigea vers les rapides. Soudain, avant même que le mécanisme de mon cerveau se mette en marche pour contrer cette offensive, je reçus à mes pieds fil de réserve, soie et bas de ligne. J'avais dans ma hâte omis de barrer le noeud qui fixait l'artificielle à mon bas de ligne. Coûteuse erreur, les saumons se sont passé le mot, et pendant deux semaines, ils m'ont ignoré totalement, même pas une petite touche.

     Les pêcheurs de la John m'ont consolé, les uns après les autres, plusieurs d'entre eux m'ont même recommandé de lire l'article d'un dénommé Serge Vincent paru dans QCP  le mois précédent. Revenu chez moi, c'est exactement ce que j'ai fait. J'ai lu, relu mes écrits jusqu'au point d'en faire une dépression. J'ai analysé mes notes et en suis venu à la conclusion que les fosses d'une rivière à saumon n'étaient en réalité que des miroirs de la nature de l'homme.  Salmo salar,  ce poisson pédant, dégaigneux et fastueux qui, par son arrogance, me poussait petit à petit, malgré mon admirable croyance à la mouche, à un état de prolétaire braconnier.

     Un dénommé Van de Water, ayant pris la mesure du saumon pendant un moment de réflexion, disait que «Les saumons étaient autrefois des gentlemen de la vieille roche, reculés de plusieurs échelons dans l'échelle hiérarchique de la réincarnation, punis pour la somme d'information non sollicitée qu'ils avaient accumulée sur le compte de leurs inférieurs. Les saumons portaient des lorgnons, retenus par des cordons noirs, des blouses brochées à liséré et un air chronique de condescendance, lorsqu'ils habitaient parmi nous les hommes.» Il poussait plus loin sa pensée en ajoutant «qu'ils occupaient les chaires, les tribunes universitaires ou les fauteuils rembourrés des clubs privés sélects, regardant les petites gens avec des yeux qui présageaient leur châtiment imminent. Ils croyaient que le fin mot de la moralité leur avait été légué sur la Sinaï et que seuls ils étaient les derniers dépositaires de la sagesse.» Van de Water avait raison. «C'étaient des hommes arrogants. Ce sont des poissons arrogants.»

     Le saumon n'a en réalité pas d'autre chose à faire que de foutre la confusion dans toutes les théories que les grands de cette pêche mettent de l'avant. Il a une conduite insondable et ne respecte pas du tout l'homme. Mais, c'est son indifférence qui est le plus difficile à supporter. Le saumon nous ignore totalement. Il ne m'a offert pendant dix jours de pêche intensive qu'un bâillement occasionnel. Même quand je bataillais celui qui s'est échappé, malaxant la surface de la fosse, ses compagnons sont demeurés passifs au sort qu'il subissait et ne bougèrent point d'un millimètre.

     Je m'amuse à dire que j'ai «sauvé» un saumon quand je réussis à en rendre un dans ma lèchefrite, mais les Anglais, ces aristocrates de la mouche, emploient les termes «to kill a salmon», tuer un saumon. Serait-ce qu'ils en sont arrivés au point de retirer un plaisir païen chaque fois qu'ils réduisent à l'impuissance cette créature impeccable et fière?

     J'envisageais, à un moment donné, d'employer sérieusement la technique du pêcheur et de la John qui, après avoir fouett? la fosse de la Côte de Glaise pendant toute une matinée, a porté sa canne à l'épaule pour traverser les rapides et, laissant dandiner à l'eau derrière lui sa mouche, réussit à ferrer un saumon de plus de dix livres. Ou encore la technique de Mme Denis, de Hull, qui scandalisait les nobles moucheurs d'autres pays par ses lancers erratiques, mais qui a connu du succès à chacune de ses sorties. Son coup de maître, elle le réussit à la fosse Grand Tomogadi. Là se reposait un saumon depuis plus de dix jours. Toute une pléiade de pêcheurs s'étaient essayés, mais sans succès. Mme Denis s'assit sur le cap et dandina son artificielle à la surface. Le saumon explosa hors de l'eau, happa du même coup la mouche et replongea dans l'abîme entraînant soie, canne et presque notre héroïne. Aidée de son mari René, qui préférait payer les permis à son épouse, question de rentabilité, elle réussit à le capturer, malgré la «perruque» formée dans son petit moulinet à truite. J'étais résigné à pêcher le saumon à la dandinette, absurde n'est-ce pas? Moi, je ne le voyais pas de cet oeil, car j'avais effectivement perdu 20 livres et contremandé deux voyages aux truites monstres du Grand Nord. Tout cela parce que je n'avais pas capturé de saumon. Je passerais ma dernière semaine de vacances à bricoler autour de la maison et à m'apitoyer sur mon sort.

     Pensez-vous que le saumon me laisserait tranquille pendant qu'il se dorait au soleil dans les fosses de la Matane? Pas une miette. Ils m'envoyèrent un de leurs pêcheurs les plus mordus. Denis Boucher entreprit de me harceler. A bout de nerfs, j'éclatai. Pour me calmer il m'enleva et je me retrouvai à la fosse Le Breux le lendemain. Me croyant dans un rêve je me mis à pêcher « à la lettre ». Le saumon réagissait, des petites montées et puis des petites touches. René Pétrin arriva le lendemain, offrit sa John Spécial aux incantations magiques et « sauva » un gros mâle au bec recourbé. Au milieu de la semaine, enfin, un saumon prit la Bomber dans le courant en aval de «l'oreille de charrue». Il brisa l'eau à six reprises, et enfin épuisé se laissa monter sur la grève.

     C'était peut-être seulement un «p'tit grisle» mais, quand je l'ai bouffé il goûtait le saumon. Malgré ses 2 3/4 livres, il m'a redonné confiance, et pendant la quinzaine qui suivit, j'ai repris toute ma forme et je peux vous le dire que depuis cette-année là, je les attends, les maudits saumons...

(Texte original publié dans Québec Chasse et Pêche, mars '76) adapté pour Salmo Salar par l'auteur.

références

» Par Serge J. Vincent
» A.P.S.S.Q. Volume 7, #1 Février – Mars 1984.

Page 5 sur 16