Dommage, sa Ténacité l’A Perdu !

     Avez-vous déjà connu une force de la nature? Qu'on pense simplement à Louis Cyr, l'homme fort du Québec, ou à ce superbe orignal qui, quoique blessé mortellement, avait soulevé un arbre renversé en se glissant dessous, ou encore à ce rosier sauvage qui donnait de magnifiques fleurs à la première neige, et nous admettons tous qu'il y a, tant chez les hommes et les femmes que parmi la flore et la faune, des êtres vivants qui sont doués d'une force peu commune, d'un courage exceptionnel et d'une ténacité allant jusqu'à la limite de leur vie.

     Je ne gagne jamais à la loterie mais, chanceux, je gagne à chaque année un « peut quelque chose » au contact de ces êtres spéciaux, qui sont plus nombreux qu'on le pense. Il s'agit parfois d'être « réceptif » pour les reconnaître, alors qu'en d'autres occasions, on ne peut les manquer. Le souvenir que je garde de plusieurs de ces rencontres fait partie de « ma fortune »... A défaut d'argent, il faut bien ramasser « d'autres biens », n'est-ce-pas? Enfin, peu importe... C'est d'un de ces phénomènes exceptionnels dont je veux vous entretenir dans cette édition de Salmo Salar.

La rencontre...

Encore gonflée par la crue printanière en ce tout début de juin, la rivière York, à Gaspé, ne laissait pas beaucoup d'espoir aux saumoniers. Toutefois, après avoir rêvé de longs mois, il en aurait fallu plus que cela pour empêcher quelques mordus d'aller, pleins d'espoir, « fouetter les roches » de la rivière...

     Une fine pluie froide tombait ce jour-là. Tôt le matin, la soie glissait difficilement dans les anneaux glacés de la canne en graphite. A la fin de l'avant-midi, la plupart des mordus avaient d'ailleurs regagné la chaleur de leur foyer. Pour ma part, j'étais toujours sur le pont Baillargeon à regarder l'eau descendre avec force en me demandant quelle direction j'allais prendre. Transi, je n'avais en fait qu'une idée en tête: changer de vêtements et prendre un bon gin chaud en écoutant les crépitements du poêle à bois. Je parvins tout de même à rejeter cette hantise en me disant qu'avant de partir, je mangerais mon «lunch» et pécherais encore une fosse.

     Je choisis « la petite fourche ». Située tout près de la route, personne ne l'avait sans doute encore pêchée (elle a une faible réputation) et il y avait de plus à proximité un rocher bien situé qui me permettait d'observer la fosse tout en mangeant. Assis sur le promontoire, je «dégustais» donc un sandwich mouillé et un thé tiède quand un auxiliaire de la conservation est arrivé. Nous avons échangé sur des sujets fort connus et, après avoir accepté un breuvage tiède, il quittait les lieux pour continuer sa patrouille, me laissant siroter la dernière tasse de thé en grillant une cigarette.

     Devant moi s'étalaient plus de sept cent mètres d'une rivière encadrée de rives escarpées où quantité de conifères ont pris racine et s'élèvent droit vers le ciel. Tout en bas, le cours d'eau disparaissait en tournant sur la droite derrière une montagne. La beauté des lieux ne parvenait cependant pas à me dégeler et ma quiétude était de plus en plus agressée par la pensée du gin chaud et du poêle à bois lorsque tout à coup, j'aperçus « l'espoir » qui venait de rouler à la surface de l'eau, à quelque trente mètres en aval de ma position. Avais-je rêvé? Non. J'avais bien vu la large queue éclabousser la surface de la fin du rapide... Une bouffée de chaleur m'envahit, je fixai l'endroit exact dans ma mémoire puis, lentement, vérifiai le bas de la ligne et y attachai la plus belle des noyées. A ce moment-là, je savais qu'il prendrait la mouche.

Le combat...

     Fin prêt je me plaçai donc directement en position. Quelques faux lancers, la soie se déroula et le « numéro deux » entreprit sa course jusqu’à ce qu'elle s'immobilise, droit devant ma canne. Je récupérai un peu de soie, lentement, au cas où... Mais rien ne se produisit « J'allongeai » la soie d'un mètre et, suite au lancer, la mouche reprit la direction de la rive... qu'elle n'atteignit pas. J'essayai de relever la canne, peine perdue. La soie était en partie submergée et la « Ferrari » fonçait vers l'autre rive; le moulinet hurlait, la ligne de réserve fendait l'air humide puis, à ma grande surprise, le «bolide» vint faire un bon prodigieux tout juste en bas de ma position. Le tout s'était déroulé en quelques secondes. Je récupérai toute cette corde charriée par le courant et, ouf ! la mouche était encore plantée dans sa mâchoire. Le « roi » repartit alors de plus belle, cette fois vers l'aval. Je voyais venir rapidement le fond du moulinet; je devais descendre, et vite, et la rive escarpée m'obligeait parfois à marcher alors que j'avais de l'eau jusque sous les bras.

     Quelle mouche avait donc piqué ce « monstre »? Tantôt il sautait en atteignant l'autre rive, parfois il culbutait sous la pluie au milieu de la rivière et il descendait toujours. De sombres pensées me traversaient l'esprit: Le bas de la ligne résisterait-il? Les noeuds étaient-ils tous bien faits? Est-ce que le saumon était suffisamment bien accroché? Heureusement, les réflexions moroses ne durent pas, les moments de répit étant trop brefs, et je devais descendre encore... Je perdis mon chapeau, j'étais trempé, vidé et une douloureuse fatigue harcelait mon bras gauche. Une certaine crainte me gagnait au fur et à mesure « qu'on » se rapprochait du violent tournant de rivière un peu plus bas. Il ne fallait pas qu'il s'y rende... Je serais un peu plus le moulinet, la canne était quasiment à l'horizontale.

     Plus d'une heure de lutte farouche, sans accalmie, s'était écoulée lorsque je réussis à approcher suffisamment le saumon pour passer le serre-queue, lentement, autour de son corps. D'un mouvement brusque, je relevai le manche et c'est la seule partie de l'objet qui me soit restée. Le «monstre» était parti avec le fil de métal qu'il était parvenu à arracher à la poignée.

     Et le duel reprit de plus bel. Cette fois, le poisson ne descendait pas mais tirait vers l'autre rive. A demi couché sur l'eau, me montrant son large flanc argenté, il m'arrachait la corde par mouvements saccadés jusqu'à ce qu'il fasse un dernier saut, pratiquement sur l'autre berge. Je n'en croyais pas mes yeux. Devais-je le gracier pour que mes fils et ma fille se mesurent un jour à ses descendants?

     Un mètre à la fois, je récupérais le lien qui nous unissait mais, à chaque mètre, ses violents coups de tête m'obligeaient à lui en redonner une partie. Ramenée au milieu de la rivière, cette force de la nature fit finalement un dernier cercle à la surface de l'eau et tourna brusquement sur le dos; il était sans vie... Je ramenai le vaincu, maintenant à la dérive, le saisit à main nue par la queue et retournai sur la berge. Tout en y déposant respectueusement « Silver », je tombai à genoux et levai les bras, en harmonie avec les épinettes: « Merci Seigneur ». A la fois envahi de joie et de tristesse, je remontai la rivière en titubant et en pensant «dommage que ce magnifique saumon n'ait pu être gracié...» Sa force, son courage et sa ténacité l'avaient sans doute perdu.

     Revenu à mon point de départ, je regardai la fosse à nouveau et m'interrogeai. Il devait bien y avoir un autre saumon? Est-ce que je ferais une autre «passe» (deux saumons par jour à ce moment-là)? Non, je ne prendrais pas de chance: si un autre saumon comme lui prenait la mouche, je devrais couper la ligne. Je ne voulais ni ne pouvais revivre cette expérience une deuxième fois la même journée. Je quittai donc la rivière pour aller prendre un gin... un double à part ça!

     Les années ont passé depuis mais le film de ces événements est demeuré gravé dans ma mémoire et il l'est sans doute pour toujours. Je souhaite à chaque lecteur de Salmo Salar Salar ce genre de rencontre, au moins une fois, en espérant que...

référence

» Par Clermont Grand’Maison
» Photo Clermont Grand’Maison
» Salmo Salar #16, Printemps, Avril 1989.
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