Faits Vécus ; Folle Équipée

     Depuis quelques années, je cours la rivière et j'anticipe le début de la pêche au saumon. Plusieurs années auparavant, j'aurais eu le goût de m'impliquer, mais la tradition voulait que ce fut un divertissement de gens aisés. Ceux-ci se faisaient d'ailleurs fort d'en compliquer la technique et en parlaient en terme fort savant. C'est un peu pourquoi, quand les braves gens des petits villages situés sur les rives de ces rivières à saumon avaient l'opportunité de travailler pour ces gens fortunés, qui souvent les faisaient vivre, ils les appelaient les « messieurs ».

Faits Vécus ; Folle Équipée
     Avec les ans, la vie étant ce qu'elle est, la société moderne permit plus de loisirs. Les guides d'antan ont transmis leur connaissance sur l'art de la pêche à leur descendance. Et cette nouvelle génération de pêcheurs est moins complexée et plus indépendante des anciens maîtres. Cette génération dis-je, a donc forcé les dirigeants à rendre accessible, de plus en plus, ces rivières à saumon. Ne font-elles pas partie de notre territoire?

     Nous devons à plusieurs chroniqueurs sportifs et à certains experts, pour qui la reconnaissance et la joie de partager une science dont ils connaissent les moindres facettes, le plaisir de se mesurer au roi de nos rivières. Pour eux, transmettre leur savoir était plus important que d'essayer de priver leurs concitoyens, d'un divertissement excessivement captivant, surtout si pratiqué selon certaines règles qui en font un sport digne des rois. Ces experts méritent plus de leurs amis pêcheurs que tous ceux qui, par leur vantardise compliquent à dessein des techniques somme toute assez simples. Ils essaient par ce moyen de se faire passer pour des demi-dieux et ne bernent souvent que les ignorants consentants.

     Il est certain néanmoins que plusieurs de ces clubs ont assuré une réserve, pas toujours par soucis des pêches futures mais certains l'ont fait en ce sens. Mais c'est surtout la limitation obligatoire, que ce type d'exploitation imposait, qui a conservé à plusieurs rivières une qualité exceptionnelle de pêche. Pour garantir leur intimité, ces gens assuraient la protection, pas tant du saumon, mais surtout celle de leurs droits exclusifs.

     Quoiqu'il en soit, la rivière Moisie, que je chéris le plus, me le rend bien, en me livrant chaque année, plusieurs des magnifiques « Sauteurs » qu'elle accueille à chaque saison printanière.

     Combien de fois la ligne s'est-elle tendue? Combien de fois la canne a-t-elle vibré sous l'effort? Combien de fois aussi, le moulinet a-t-il gémi ou chanté, selon que Salmo Salar sautait ou se rebellait contre la douleur que lui infligeait l'artificielle? Il tentait de s'en libérer par des courses éperdues. Combien de fois a-t-il succombé, ou bien a-t-il, heureusement pour lui, conservé sa liberté dans un milieu truffé de pièges qui lui sont destinés? Peu importe pour moi s'il retrouve sa chère liberté! Ce qui compte, ce sont les émotions intenses qu'il aura su me faire sentir. Par bonheur pour moi, quand l'affrontement se termine en ma faveur, ce n'est pas sans mélancolie que je mets fin à ses pérégrinations. Je ne manque jamais d'en remercier le Créateur. Mais par contre, je n'ai pas de remords à le conserver car en tant que vainqueur, je m'arroge ce droit. Comme un conquérant qui estime que certains honneurs lui sont dus.

     Quel autre poisson d'eau douce peut se parer d'autant de titres? En ce qui me concerne, aucun ne le surclasse dans mon esprit. S'il en était autrement, comment pourrais-je me remémorer les diverses péripéties d'une pêche au saumon, au hasard des rencontres qui nous ont permis de nous mesurer.

     Soirée de pêche imprévue, journées de vacance consacrées à cette pêche, planifiées six mois à l'avance, que parfois, les exigences de la vie nous empêchent de profiter pleinement. Quoi qu'il en soit, ces inconvénients sont les causes qui te rattachent à des souvenirs, comme ceux de cette journée de pêche du 28 juin 1981.

     Le tirage au sort nous avait attribué, à mon ami Bertrand et à moi, la fosse « Hibou » dans la zone Wintrop-Campbell, sur le « Club de pêche au saumon Moisie ».

     Normalement, notre journée de pêche aurait dû débuter aux environs de six heures a.m.; mais diverses obligations et un rendement de pêche plutôt médiocre les jours précédents, nous avaient incité, je devrais plutôt dire, obligé à débuter cette session de pêche aux environs de seize heures.

     Comme le lieu de l'action se situe assez loin de notre rampe de mise à l'eau, mon embarcation en aluminium de 14 pieds était, pour cette circonstance, équipée d'un moteur de 20 c.v. que mon frère Marc avait aimablement mis à notre disposition. Habitué à ne pas faire trop de remous avec mon 6 c.v., nous eûmes la sensation d'avoir des ailes.

     Très rapidement transportés, le saumon n'avait qu'à bien se tenir. Voulant rattraper le temps perdu, l'ancrage fut rondement mené et la chaloupe stabilisée à l'endroit voulu.

     « À tout Seigneur tout honneur ! » (sic). Comme première offrande, une mouche verte jusqu'à récemment inconnue, et que son utilisateur appelle la « Claude ». Celle-ci m'invite, et sans me faire prier je l'attache et je m'installe pour le premier tour, non par manque de civisme mais surtout pour dévoiler à mon partenaire les subtilités de ce sport.

     Ce premier tour se termine sans trop de succès. Mais j'ai aperçu un saumon sauter à ma droite, mais un peu trop en avant.

     Bertrand s'installe avec une mouche de mon cru que j'ai nommé « l'Achalante ». Difficilement au début, puis un peu plus aisément par la suite, il en arrive à effectuer des lancers assez précis. Mais rien ne bouge. A ma seconde présence, l'action ne se fait pas attendre et un saumon de 17 livres succombe rapidement à la « Dutot bleue charm », que je lui ai offert. Une lutte s'engage, pas très spectaculaire car ce n'était pas un grand sauteur. L'euphorie s'installe avec ce premier succès.

     Nous revenons à notre précédent ancrage. Bertrand est gonflé à bloc par ce premier saumon.

     Le voilà installé pour un second tour; une « Pelletier » se pavane au nez des saumons. Elle se veut attrayante sous l'action du pêcheur.

     Entre-temps, le saumon aperçu précédemment vient de refaire surface, presque dans le même angle. Comme je suis assis en avant du canot, la « Dutot blue charm » s'offre à quelques reprises et soudain un grand remous! Je ferre en même temps que je sens la ligne se tendre; les deux adversaires se jaugent et marquent un temps de repos avant le début des hostilités.

     « Bertrand, prends la canne, c'est le tien ». « Mais si je le perds » qu'y me répond. Moi cela ne me fait rien, je réponds: « Ce n'est plus le mien ». Maintenant, essayons de compenser le manque d'expérience pratique par des explications courtes et précises. Elles seront probablement plus ou moins bien observées comme ce fut le cas à mon premier saumon. « Ne bouge pas pour l'instant et essaie de faire corne je vais te dire: Tiens ta canne haute, tu la baisses lorsqu'il sautera pour ensuite la relever aussitôt après. Advenant qu'il veuille courir, laisse le faire; puis à l'instant où il s'arrêtera, tu rembobines, etc..»

     Mets la tension et c'est parti mon kiki. Une course effrénée dont on ne voit pas l'instant où elle s'arrêtera. Le moulinet gémit sous la torture. Un premier saut, bien anticipé et nous pouvons juger de sa grosseur. Laquelle nous estimons aux environs de 25 livres. Pour un premier, il est énorme. La lutte se poursuit, ponctuée de plusieurs sauts et de courses, que Bertrand parvient à contrôler aux prix d'efforts très soutenus. Les secondes et les minutes s'écoulent et nous semblent des heures tant l'action est soutenue et la lutte vive. Enfin, le dénouement semble proche. Ce gros saumon, qui combat énormément dans les airs, réussit à nous déjouer par une feinte imprévue en exécutant deux sauts successifs. Bertrand n'a matériellement pas le temps de relever et d'abaisser à nouveau la canne. Le deuxième saut se termine sur la ligne tendue et ce saumon, que nous commencions à croire nôtre, regagne une liberté âprement défendue.

     Aucun remords ! Plutôt beaucoup de joie et de satisfaction, car enfin, Bertrand saura de quoi on parle. C'est bien beau de le dire mais rien ne vaut l'expérience pratique.
Pour Bertrand, ces longues minutes d'extrême animation ont vaincu sa résistance. Les commentaires se succèdent, et nous revivons ces minutes de très grande exaltation. Contre mauvaise fortune, bon coeur, nous regagnons notre mouillage dans la fosse. Bertrand dont le moral est très haut fait de nouveau confiance à la « Dutot blue charm ». A son premier lancer, un saumon vient voir la mouche mais ne la prend pas. Finalement après plusieurs essais, deux autres saumons ont levé mais se sont contentés d'examiner la mouche.

     L'euphorie nous a gagné et nous laisse un peu pensifs à la possibilité de livrer une autre bataille avec « Salmo ».

     Nous décidons finalement de retourner au chalet pour partager avec nos épouses et nos amis la joie qui nous anime.

     L'embarcation puissamment propulsée nous ramène à toute allure. Soudain Bertrand perd sa casquette. Un arrêt pour la récupérer et au même moment, il s'aperçoit qu'il n'a plus ses lunettes. « Je crois que mes «verres» sont tombés à l'eau ». Mon premier souci est d'inspecter à l'intérieur du canot et c'est avec soulagement qu'il récupère ses lunettes. Et la course reprend de plus belle.

     En nous voyant arriver au débarcadère, notre copain Claude croyait, qu'avec la vitesse acquise, nous irions nous arrêter à la porte du chalet.

     Mais tout se passe selon les règles: un accostage parfait et remarqué qui couronne cette journée.

     Beaucoup plus tard, quand ces faits seront choses anciennes, nous en aurons toujours de bons souvenirs. Et ces moments de folle exubérance nous auront donné la nostalgie de la pêche au saumon.

     Quel plaisir on éprouve à se mesurer à un adversaire si combattif, doué d'une rapidité d'exécution si foudroyante. La longueur et la vitesse de ses courses, la hauteur de ses sauts spectaculaires, sont autant d'atouts en sa faveur. Il nous procure des instants inoubliables que seul un vrai pêcheur de saumon aura l'opportunité de vivre; lui seul saura apprécier cette combativité à sa juste valeur.

     A vous tous qui me lirez, je souhaite qu'un jour vous puissiez prendre le plus beau et le plus batailleur des saumons.

Dutot Blue Charm

Ferret : Tinsel argent plat 1/3 de la longueur.
Corps : Soie noire.
Côtes : Tinsel argent plat.
Ailes : Ecureuil roux.
Hackle : Bleu, enroulé 2 à 3 tours et rabattu sur l'aile.
Tête : Noire.

Achalante

Grosseur : 8,10,12
Ferret : Fil rouge
Corps : Soie bleu-médium
Ailes : Poil de dessous de queue de veau, brun pâle.
Tête : Rouge.

Bonne le soir après le coucher du soleil, eau basse et calme.

La Claude

Ferret : Tinsel argent rond.
Queue : Poil vert ou fibre de plume.
Corps : Soie verte.
Côtes : Tinsel argent plat
Ailes : Écureuil roux.
Hackle : Vert, enroulé comme pour la Cosseboom.

référence

» Texte et photos: Gaétan Rioux
» Salmo Salar #12, Printemps 1988.
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