Homo Sapiens Vs Salmo Salar

     Nous sommes à l'Auberge de la Montagne, Routhierville, dans la magnifique Vallée de la Matapédia. Un de mes bons amis du Maine, Patrick Gagnon, qui fréquente le secteur public de la rivière Matapédia depuis 1970, décide après une longue période de chimiothérapie pour un cancer aux voies respiratoires, de venir taquiner le saumon.
Étant donné sa faiblesse, il invite un copain, Garry Pelletier, pour l'accompagner, et bien entendu je dois leur servir de guide avec mon canot de cèdre de 22 pieds. Pat, un « ex-marine » américain, donne ses ordres: pas question de se lever à 4h00, mais plutôt à 7h00.

     A 7h45, Garry et moi mettons le canot à l'eau. A 8h00, nous sommes prêts et c'est Garry qui lance la première mouche, une « Rusty Rat »n° 5/0 simple hameçon. L'eau est très haute et très rapide; c'est là que bien souvent l'expérience du guide fait toute la différence. A 8h20, nous prenons une « drop » et Pat y va à son tour avec une Black Dose n° 5/0 simple hameçon.

     Je lui demande la force de son avançon et il me répond qu'avec sa canne de 9"0" semi-rigide L.L. Bean, un avançon de quinze livres suffit. Je suis un peu surpris car en début de juin, nous employons normalement des cannes rigides, des avançons d'au moins vingt livres et du « backing », en veux-tu en v'là... mais qu'importe, Pat est un pêcheur expérimenté.

     Soudain, la canne se raidit, Pat ferre et garde la pression: Salmo salar est au rendez-vous! Ma première question est: « Comment gros, crois-tu? ». « Aucune idée...» (Je sais pertinemment qu'à cette période-ci de la saison, on parle de saumons dont le poids varie entre 20 et 40 livres.) Le saumon s'approche du canot; nous pouvons voir l'avançon hors de l'eau, sans pourtant apercevoir le saumon.

     La période d'attente est très courte; le saumon part en aval avec une force remarquable. En un rien de temps, il a déjà pris deux cent pieds de ligne sur le « backing » et il ne démontre aucune intention de s'arrêter. Je décide alors de lever l'ancre et de le suivre, question de récupérer la ligne. Notre saumon répète son petit stratagème quatre ou cinq fois avant de se lancer dans un rapide.
A mon grand étonnement, le saumon arrête au beau milieu du rapide et je dois faire des pieds et des mains pour mettre l'ancre; il se repose un peu pour ensuite tenter de remonter le courant et Pat doit mettre toute la pression possible pour le faire redescendre. Inutile de vous dire qu'il est hors de question de remonter le canot dans le rapide en eau haute avec à bord deux pêcheurs de 200 livres et un guide de 180 livres...

     C'est donc avec grand soulagement que nous voyons notre saumon redescendre enfin la rivière; il y a au moins un mille ou plus avant d'atteindre le prochain rapide, et la bataille continue durant la descente. Nous arrivons à la fosse Cullen où madame Carter, femme de l'ex-président américain Jimmy Carter, avait pris son premier saumon en 1982, une magnifique prise de 25 livres. Notre saumon arrête en plein centre de la rivière, au tout début de la fosse, pour s'y reposer. Nous l'approchons autant que possible, et voilà qu'il décide de mettre nos nerfs à l'essai: il recule de 15 pieds, Pat le ramène au point de départ... et ce manège se poursuit pendant une heure et trente minutes sous les yeux des automobilistes curieux et des employés du CNR qui sont à leur pause-café.

     J'utilise tous les trucs de mon répertoire pour faire bouger notre poisson: je frappe sur la canne, je fais du bruit au fond de la rivière avec la pôle... rien à faire! A ce point, Pat est épuisé et la bataille est loin d'être terminée... Il y a une grosse roche dans cette fosse et à l'arrière, il va sans dire, une eau morte. Tout ce que je souhaite pour l'instant, c'est que notre saumon y fasse un petit saut. Enfin, mes vœux sont exaucés, le saumon s'installe derrière cette roche; j'en fais autant et ancre mon canot au bord de la rive.

     Encore une fois, c'est de courte durée; il repart à l'épouvante pour enfin sauter hors de l'eau pour la première fois. Nous restons tous les trois bouche bée, à la vue de ce magnifique saumon. Je préviens Pat que nous avons sur la ligne un trophée et que nous avons toute la journée pour le sortir. La bataille dure maintenant depuis deux heures et trente minutes... Pat est à bout de forces et Garry prend la relève de temps à autre pour lui donner une chance de se reposer un peu.

     Nous décidons de grignoter un peu avec notre saumon au bout de la ligne. À chaque fois qu'il s'approche de la rive, je me dis que la fin approche, je débarque du canot avec la puise pour finalement m'empresser de revenir en vitesse car ce géant nous tient toujours en haleine.

     Après une autre heure... et un autre rapide, notre saumon montre enfin des signes de faiblesse. Je descends du canot et Pat met toute la pression possible pour obliger notre poisson à se diriger vers la puise, mais à la vue de celle-ci, il retourne au centre de la rivière et Pat doit le ramener. A ce point, Salmo Salar décide de ne plus bouger. Je tente alors le coup de la puise au-dessus de lui... la roche dans la puise pour faire du bruit... rien! Mais quand je me risque à le toucher avec la puise, il part en trombe et je suis arrosé d'une pluie de reproches par notre pêcheur.

     Le saumon se replace finalement devant moi, la tête au fond de la rivière, et la queue à fleur d'eau. Le temps est sombre, l'eau pas trop claire, et je ne peux distinguer la tête du saumon. Le ciel aidant, je profite d'un rayon de soleil entre deux nuages et, sans crier gare, je lève le nez du saumon avec le bord de la puise pour l'y faire entrer... Pat ressent une perte de pression sur sa canne... je soulève la puise... et notre saumon est enfin prisonnier! Je me projette sur la grève avec un saumon de 34 livres qui se débat frénétiquement pour retrouver sa liberté. Garry quitte le canot pour tenter de trouver un rondin pendant que le saumon, par ses soubresauts désespérés, m'entraîne vers la rivière. Mais, cette fois-ci, nous avons le dernier mot: nous l'avons vaincu!

     Après ces quatre heures de bataille intense, Salmo salar nous prouve encore une fois de plus qu'il est le roi incontesté de nos rivières et qu'il ne cessera jamais de nous émerveiller!

référence

» Par Raymond Beaupré
» Salmo Salar #31, Été, Juin 1993.
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