Les Salmonidés de la Haute-Chaudière

     Lorsqu'on parle de pêche des salmonidés en rivière, il arrive fréquemment que ce soit les cours d'eau du nord-est des États-Unis qui refassent surface. Pourtant, une rivière de chez nous, la Chaudière, recèle un fort potentiel pour les pêcheurs qui recherchent les émotions fortes à quelques heures des grands centres et en pleine nature!

Les Salmonidés de la Haute-Chaudière
     Il est près de 20 heures et la soirée est calme. Gilles Aubert et moi péchons le grand rapide depuis deux heures environ. À notre actif, deux truites brunes d'une douzaine de pouces (30 cm) chacune qui n'ont pu résister à nos nymphes dérivant dans le courant et que nous avons graciées. Nous voyons bien des truites venir gober régulièrement des insectes tantôt en surface, tantôt dans le film de l'eau, mais malgré cela l'action se fait plutôt rare. La grande sélectivité de ces truites a d'ailleurs fait perdre son latin à plus d'un pêcheur.

     «Que dirais-tu d'aller pêcher la fosse d'en bas?», suggérais-je à mon compagnon. Il acquiesce à ma proposition et c'est ainsi que nous arpentons le sentier qui longe la rivière, sauf à un endroit où il s'en éloigne en raison des nombreux arbres renversés. Tout en marchant, je regarde distraitement la rivière à travers les arbres lorsque je distingue soudain un rond de gobage. Puis un autre... et un autre. Sans aucun doute, des truites sont passées à table. Je fais part de mes observations à Gilles et nous convenons d'aller voir de plus près ce qui se passe.

     Je suis particulièrement intéressé par cette portion de la rivière qui m'est inconnue. À ma grande surprise, nous abordons une fosse dont l'eau est lisse comme une nappe d'huile. Au début de cette fosse, les rives rapprochées favorisent un débit rapide de l'eau; par la suite, la rivière s'élargit et se creuse.

     Mais ce qui attire par-dessus tout notre attention, ce sont les nombreux ronds de gobage qui troublent la surface de l'eau, partout à la grandeur de la fosse. Cela nous semble bien prometteur...

     Gilles prend place au niveau du centre de la fosse, alors que je choisis de concentrer mes efforts dans le «ciré» à la tête de la fosse. Les bulles qui apparaissent presque toujours à la surface après qu'une truite ait sauté m'indiquent que cette dernière gobe des insectes dérivant sur l'eau. Mais voilà, lequel intéresse dame truite? Le nombre d'insectes différents flottant sur l'eau est tellement grand qu'il rend le choix de la mouche artificielle appropriée des plus ardus. Devant ce genre de situation, que les pêcheurs américains nomment «complex hatch», le moucheur tire son épingle du jeu en faisant des essais tout en se basant sur les conditions qui prévalent.

     Comme le soleil est disparu depuis plusieurs minutes derrière les arbres, et que la baisse de la luminosité affecte la vision de la truite, nous décidons d'attacher des Adams (sèche) N°14. Au premier lancer, ma mouche flotte bien et passe juste au-dessus du repaire présumé d'une truite. Aucune réaction. Puis, comme pour me provoquer davantage, la truite gobe un insecte juste après le passage de l'artificielle. J'exécute un second lancer au même endroit et la mouche disparaît soudain, sans bruit, comme si elle avait été aspirée par la truite. Je ferre et sens une résistance ferme. La truite n'entend pas se laisser amener au bord. Elle donne de violents coups de tête et nage rageusement J'essaie de la maîtriser du mieux que je peux, mais je dois tenir compte que mon avançon offre une résistance d'à peine 3 livres. Finalement, après plus de cinq minutes qui m'ont fait passer par toute la gamme des émotions, je peux enfin contempler une superbe truite brune d'environ 18 pouces (46 cm). Elle est tellement dodue que son poids doit frôler les 3 livres (1,3 kg). Délicatement et en prenant soin de ne pas la sortir de l'eau, je retire la mouche de sa gueule et lui redonne la liberté.

     Jusqu'à la tombée de la nuit, Gilles et moi avons capturé et relâché cinq truites brunes qui mesuraient entre 14 et 18 pouces (35 et 46 cm).

Localisation

     La rivière Chaudière prend sa source dans le lac Mégantic et coule sur une distance de plus de 200 kilomètres avant de se jeter dans le fleuve Saint-Laurent. Le secteur appelé Haute-Chaudière débute à Saint-Georges-de-Beauce, plus précisément en amont du barrage Sartigan, et se termine au lac Mégantic. Tout ce secteur est facilement accessible par automobile en empruntant la route 204 qui longe la rivière sur presque tout son parcours. De Québec ou de Sherbrooke, il faut compter près de deux heures pour y accéder.

     De Saint-Georges jusqu'au pont qui mène au lac Drolet (une dizaine de kilomètres en amont de Saint-Ludger), la rivière coule surtout en milieu agricole, traversant en quelques occasions des bandes de forêt. En amont du pont qui mène au lac Drolet, elle coule uniquement en milieu forestier. D'ailleurs, à partir de cet endroit, la route 204 s'éloigne de la rivière; pour s'en rapprocher, il faut quitter cette route et emprunter un chemin gravelé en direction sud-ouest qui débute à quelques centaines de pieds avant de traverser le pont.

Présence de salmonidés

     La Haute-Chaudière contient des truites brunes (l'espèce la plus abondante), des truites arc-en-ciel, des ombles de fontaine — communément appelées truites mouchetées — et des ouananiches, quoique cette dernière espèce soit plus rare.

     Ce qui est particulièrement intéressant pour le pêcheur, c'est la possibilité de capturer des truites trophées, surtout chez la truite brune. À chaque année en effet, des spécimens font osciller la balance à plus de 5 livres (2,2 kg). On m'a d'ailleurs déjà rapporté une brune qui pesait 12 livres (5,5 kg)... mais je n'ai malheureusement pu vérifier cette information. Du côté de l'arc-en-ciel et de la mouchetée, leur taille et leur poids sont plus modestes, quoique très respectables.

     Sauf pour la mouchetée, toutes les autres espèces doivent leur présence à des ensemencements effectués par des biologistes du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche (MLCP). Un rapport des ensemencements que m'a remis Bernard Bergeron, biologiste au Service de l'aménagement et de l'exploitation de la faune (SAEF) à la Direction régionale de l'Estrie, montre que la truite brune y a été introduite pour la première fois le 21 septembre 1959. Par la suite, des ensemencements ont été faits régulièrement jusqu'à l'été de 1988. Au total, 124 986 truites brunes ont été déposées en 29 ans, que ce soit au stade de fretin, d'alevin ou 1 an+ (voir la carte indiquant les sites d'ensemencement).

     Au sujet de l'arc-en-ciel, le même rapport mentionne que de 1952 à 1959, le SAEF de l'Estrie a déposé 18 000 alevins et fretins. Par ailleurs, Raymond Bossé, technicien à l'emploi du SAEF, région de Québec, me disait que de 1980 à 1987, son service avait ensemencé 18 000 arc-en-ciel (fretins et 1 an +) dans les environs de Saint-Ludger. De plus, dans le but de supporter la population de truites mouchetées, le SAEF de Québec a déposé 29 500 sujets au stade de fretin et 1 an+ au cours des 9 dernières années.

Description de l'habitat

    Les attributs de cette partie de la rivière Chaudière assurent aux salmonidés un habitat convenable: la qualité de l'eau rencontre les exigences des truites, la configuration du lit leur offre beaucoup d'espace et finalement la nourriture s'y trouve en abondance.

     Grâce au programme de dépollution entrepris par les autorités gouvernementales et municipales il y a quelques années, la qualité de l'eau s'est grandement améliorée, puisque les eaux usées sont maintenant traitées avant d'être rejetées dans la rivière. Le taux de pollution élevé constaté il y a quelques années ne semble toutefois pas avoir affecté l'état des populations de truites arc-en-ciel et brunes. Les choses sont par contre différentes pour la mouchetée qui demeure, en général, beaucoup plus sensible à la pollution. D'ailleurs, le programme d'ensemencement dont je faisais mention précédemment a permis aux mouchetées de remonter la pente.

     D'autre part, la morphologie de la rivière s'avère idéale pour les truites. Du lac Mégantic jusqu'au barrage Sartigan, le débit du cours d'eau est variable et toute cette partie comporte de nombreuses fosses longues et profondes qui offrent aux truites des repaires où elles peuvent se reposer en attendant d'aller chasser.

     La rivière Chaudière est également riche en nourriture de toutes sortes. Les principaux ordres d'insectes y sont représentés; les trichoptères et les éphéméroptères forment toutefois le groupe le plus imposant. Lorsque j'ai commencé à fréquenter cette rivière en 1979, la population de plécoptères, que les pêcheurs appellent aussi «stonefly», était impressionnante. Dans les secteurs à eaux rapides, on pouvait voir des dizaines et des dizaines de carapaces nymphales accrochées aux roches après une éclosion. C'est d'ailleurs suite à ces observations qu'est née la «Perle de la Chaudière». Malheureusement aujourd'hui, le nombre de plécoptères a diminué de façon significative, probablement à cause de la pollution qui a atteint un niveau inquiétant ces dernières années. Je conserve toutefois bon espoir qu'il augmente à la faveur du programme de dépollution.

     En plus des insectes aquatiques, la rivière recèle une grande quantité de ménés que les truites gobent avec appétit, particulièrement lorsqu'elles atteignent des dimensions appréciables. Les insectes terrestres constituent eux aussi une source de nourriture non négligeable, principalement au cours des chaudes périodes de l'été. Somme toute, la Chaudière est l'une des rivières à truites les plus «complètes» qu'il m'ait été donné de fréquenter jusqu'ici.

Comment la pêcher

     À moins qu'il y ait eu de fortes pluies, tout le cours de la Haute-Chaudière se prête généralement bien à la pêche à pied de la mi-juin jusqu'à la fin de la saison. Le seul problème en est un d'accessibilité. Il y a premièrement les nombreuses terres privées qui bordent la rivière. Il s'agit alors d'agir en gentleman en demandant au propriétaire un droit d'accès. Rarement il vous le refusera. En second lieu, à cette hauteur, la rivière s'éloigne de la route, ce qui signifie que le pêcheur devra se «taper» une randonnée de plusieurs minutes à travers bois; bien souvent, un sentier battu facilitera cependant sa progression. De plus, le pêcheur à pied devra préférablement porter des bottes-pantalons, car il devra parfois se déplacer dans la rivière pour rejoindre certains secteurs prometteurs.

     Plusieurs pêcheurs descendent une section de la rivière en canot et s'arrêtent aux bons endroits pour pêcher à pied. C'est une façon très intéressante d'aborder la rivière, car elle permet de rejoindre des fosses ou des secteurs de fosses non accessibles autrement. Des amis de la Confrérie des pêcheurs à la mouche ATOS ne jurent que par ce moyen de transport. Le tronçon le plus souvent péché, peut-être parce que c'est le meilleur, est celui compris entre le pont qui mène au lac Drolet et Saint-Ludger. Ce parcours ne comporte aucune difficulté; il ne demande qu'un minimum de connaissances techniques pour manœuvrer le canot.

     L'an dernier, j'ai eu l'occasion de parcourir ce segment de la rivière en compagnie de Michel Damphousse et de son fils François-Gérôme; le seul spectacle des grosses truites qui chassaient les insectes en surface, le soir venu, valait le déplacement. Pour ce faire, les gens utilisent habituellement un canot de 16 pieds. Il est également sage de se munir d'une ancre afin de pouvoir stabiliser l'embarcation si on a à pêcher à partir de cette dernière.

Pêche à la mouche

     La majorité des pêcheurs que j'ai rencontrés lors de mes excursions sur la haute Chaudière employaient un équipement de pêche à la mouche, probablement à cause du fait que, durant l'été, le menu des truites est composé presque uniquement d'insectes. Les moucheurs utilisent habituellement des cannes de 8 ou 9 pieds (2,4 ou 2,7 m), certains endroits de la rivière nécessitant de longs lancers. Un moulinet comportant une tension ajustable ou pouvant être «paumé» est préférable, afin d'épuiser plus rapidement les grosses truites. L'avançon doit mesurer au moins 9 pieds (2,7 m) et son bout fin dépendra de la grosseur de la mouche employée.

     Le choix des mouches demeure et demeurera toujours un sujet inépuisable. Une bonne sélection de base permettra toutefois de faire face à toutes les situations... ou presque! Ainsi, la boîte à mouches doit contenir des nymphes (plombées et non plombées) et des sèches suggérant les différents ordres d'insectes mentionnés plus tôt. Les modèles à posséder absolument sont les Gold Ribbed Hare's Ear, Hendrickson, March Brown, Perle de la Chaudière, et quelques larves et pupes de phryganes de différentes couleurs et grosseurs (10 à 16). Du côté des sèches, on choisira les Hendrickson, Blue-Winged Olive, Light Cahill, Adams et Henryville dans les grosseurs 12 à 18, ainsi que des mouches minuscules de couleurs variées dans les numéros 16 à 24. Ces dernières sont particulièrement utiles lorsque plusieurs éclosions se produisent simultanément.

     Les streamers et bucktails doivent également faire partie de la boîte à mouches du pêcheur à chacune de ses sorties; très souvent, ils font la différence entre le succès et à l'échec. Yves Veilleux, de Saint-Georges, un vieil habitué de la Chaudière, ne jure que par les streamers et son taux de succès lui donne raison. Les modèles les plus connus, tels les Grey Ghost, Magog Smelt et Muddler Minnow, demeurent les meilleurs.

Pêche au lancer léger

     Le bon vieux ver de terre semble être le leurre le plus utilisé par les pêcheurs qui optent pour cette méthode. La plupart le font précéder d'une cuillère ondulante du genre Toronto Wobbler.

Périodes de pêche

     Généralement, la pêche est à son meilleur à partir de la mi-juin jusque vers le 10 juillet. Par la suite, l'eau chaude ralentit les activités des truites. Le pêcheur opportuniste concentrera alors ses efforts tard en fin de journée ou tôt le matin, certains péchant même la nuit. Vers le milieu du mois d'août et jusqu'à la fin de la saison, les truites redeviennent plus actives.

Quelques bons endroits

     Quelques kilomètres après Saint-Ludger, vous remarquerez à votre droite une petite maison au toit rouge. La rivière coule juste au pied de cette dernière et il s'y trouve une belle fosse contenant plusieurs dizaines de truites; on la nomme d'ailleurs «fosse de la petite maison au toit rouge». Pour la rejoindre, vous devrez stationner votre véhicule en bordure de la route et marcher dans la rivière; aucun sentier ne s'y rend.

     Un peu plus loin, peu de temps après vous être engagé sur la route gravelée située avant le pont de la route qui se rend au lac Drolet, vous traverserez un ruisseau. Ce petit cours d'eau mène à une fosse où nagent brunes et arc-en-ciel. Finalement, en continuant sur la même route, juste avant de traverser le pont qui enjambe la rivière Kokombis, se trouve un chemin sur la droite qui vous amène vers d'excellentes fosses.

     Il existe bien d'autres «spots» répartis un peu partout sur la rivière. À vous de les découvrir! Mais n'oubliez jamais de demander la permission au propriétaire avant de vous engager sur un terrain.

Joyau à conserver

     J'ai souvent lu dans des revues américaines des reportages sur des cours d'eau célèbres pour leur qualité de pêche. J'ai d'ailleurs eu l'occasion d'en visiter quelques-uns. Mais à chaque fois que je me retrouve sur le bord de la Haute-Chaudière, je réalise à quel point les pêcheurs québécois sont chanceux de posséder une telle rivière qui offre un potentiel de pêche unique et qui, à mon avis, n'a rien à envier à l'un ou l'autre de ces cours d'eau américains. Il serait peut-être temps que la Haute-Chaudière fasse l'objet d'un peu plus d'attention de la part d'associations qui pourraient se donner comme mandat de la mettre en valeur, en l'aménageant de manière à augmenter sa capacité de production actuelle, en la protégeant contre des intrus de tout acabit et finalement en la faisant connaître. Après tout, elle mérite bien cela...

Références

» Texte & Photo: Gérard Bilodeau (1989).
» Magazine Sentier Chasse & Pêche.
Page 11 sur 20