Les Truites Oubliées de l'Automne

     Je n'avais pas eu de touche depuis près d'une heure et je commençais à regretter d'avoir refusé l'invitation d'Aimé d'aller à la chasse aux canards en compagnie de chasseurs d'élite du lac St-Louis. Comme tout pêcheur qui est confronté par l'idée de retourner chez lui bredouille, ou tout au moins sans avoir réussi à s'attirer une touche, je prononçai quelques mots magiques et lançai en trait mon artificielle "pour la luck".

     Je voulais que ce lancer soit délicat, afin que ma mouche flotte sans résistance à la manière d'une sauterelle qui demeure transie lorsqu'elle tombe par mégarde à la flotte.

     Au diable l'incantation magique, la Muddler piqua du nez dans un petit remous anodin. Ne voulant pas qu'elle s'ancre au fond parmi les débris du vieux barrage, je me mis immédiatement à récupérer de la soie. Malheur, elle s'immobilisa. Croyant m'avoir attiré la faveur d'un des morceaux de béton qui jonchent le fond à cet endroit, je me préparais à tout casser quand soudain, une secousse ébranla ma canne à mouche. Instinctivement, je répliquai et rencontrai une résistance qui m'était familière.

     Elle garda le fond, essayant de se défaire de l'artificielle avec de puissantes secousses. Je sentis qu'elle allait m'échapper et je redoublai de prudence, remontant ma canne de huit pieds au bout de mes bras. Cette technique m'avait payé au saumon et s'était avérée la meilleure que je connaisse pour fatiguer un poisson.

     Après plus de vingt minutes d'un combat à vous couper le souffle, elle se présenta, épuisée mais fière. Elle n'avait pas perdu cet air sophistiqué qui caractérise la truite franche. Elle était belle, brune, pas une femelle, mais un mâle dans toutes ses couleurs de frai. Son ventre était d'un jaune ocre éblouissant, son dos d'un brun foncé des plus riches et elle était parsemée de points rouges vifs: c'était une truite oubliée de l'automne.

     Je dois vous avouer que j'en étais à ma première expérience de pêche à la brune si tard en saison, et pour cause. Le ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche nous offrait, pour la première fois, la possibilité de pêcher la brune et l'arc-en-ciel durant toute l'année dans le Richelieu et le fleuve St-Laurent. Aujourd'hui, si Ton consulte le "Résumé des Règlements de la Pêche Sportive au Québec", on peut lire au chapitre IX, article 37, que "les eaux suivantes des zones A et G sont ouvertes durant toute l'année; la rivière Outaouais et le fleuve Saint-Laurent y compris les lacs situés sur leur parcours, la rivière des Mille-Iles, la rivière des Prairies, la rivière L'Assomption, la rivière Ouareau, la rivière Noire en aval du lac Noir dans le comté de Joliette, et la rivière Richelieu".

     De tous les endroits mentionnés ici, je crois que le Richelieu, à la hauteur de Chambly, offre le plus de potentiel pour cette pêche tardive et je m'explique; situé au pied d'un barrage, qui semble avoir été conçu pour avantager les pêcheurs tout en offrant la protection nécessaire au poisson, des rapides violents redescendent une pente rapide pour aller mourir dans un bassin au pied du fort de Chambly.

     La truite brune y est en permanence depuis '65 et fait de tout ce secteur son terrain de jeu. Elle séjourne dans les rapides, là où les arc-en-ciel se tiennent, marsouinent au nord des Iles du bassin au pied des rapides, ou en aval et en amont de l'ancien pouvoir hydroélectrique du côté du parc de Richelieu. Elle voyage seule ou en groupe, et après avoir atteint l'âge de trois ans, elle a une tendance à faiblir devant les leurres ou les appâts que lui présentent les pécheurs.

     Les rapides de Côte Ste-Catherine offrent également d'excellentes possibilités et les truites qui y sont capturées sont généralement plus grosses que celles du Richelieu à cause de l'étendue d'eau et de la pression de pêche.

     Les barrages de la région de Valleyfield et Beauharnois sont aussi propices à la pêche à la brune et offrent un bonus pour les chanceux, celui du saumon Coho.

     Si je vous parle des truites brunes, c'est parce que je n'ai pas encore réussi à capturer une arc-en-ciel dans le Richelieu. Cependant elles sont là, en moins grande quantité, je les ai vues et j'ai assisté à plusieurs captures par des amis qui en étaient même à leurs premières armes.

     Si, par bonheur, vous capturez une truite mouchetée ou une grise, car il s'en prend dans le Richelieu ou le Saint-Laurent, prenez bien soin de ne pas la blesser et retournez-la à l'eau car sa capture est interdite à ce temps de l'année.

     Après quelques temps froids ou pluvieux, une journée chaude et ensoleillée devient des plus intéressantes, et le pêcheur qui y tente sa chance ne rencontre pas le trafic familier de la belle saison.

     Les truites à ce temps de l'année se regorgent d'insectes riches en protéines car elles se préparent pour le frai et pour faire face à l'hiver. Bien qu'elles demeurent actives durant la saison froide, leur métabolisme est quand même réduit. Elles doivent donc emmagasiner durant l'automne les réserves qui leur seront nécessaires.

     L'activité des insectes diminue également durant cette période, autant chez les terrestres que leurs cousins du type aquatique, avantageant ainsi le moucheur.

     Il peut imiter une nymphe, un méné, ou une sauterelle en employant la Muddler qui, soit dit en passant, atteint le maximum de productivité à ce temps-ci de l'année. Le moucheur a aussi souvent recours à de grosses nymphes de couleurs rouges ou brunes ou noires. Péchant dans le Richelieu, il emploiera également les streamers suivants: Magog Smelt ou Black Nose Dace. Les puristes de la sèche, eux, se limiteront à l'emploi des Bivisibles de la Adams, et de la Cream Variant. Le peu de pratiquants du lancer léger ou de la pêche au coup emploieront des Mepps et des Rapalas, et l'appât naturel qui a le plus de succès demeure encore le lombric, ce vulgaire ver de terre qui semble avoir une influence quasi érotique sur les poissons.

     Il y a une théorie qui veut qu'un gros appât intéressera le gros poisson, et j'y crois en ce qui regarde la pêche du printemps et de l'automne. Le moucheur aurait donc avantage à utiliser des artificielles attachées sur des hameçons n° 8, 6 et 4. Les techniques de pêche sont les mêmes que celles employées à l'ouverture, donc lentement et au fond.

     Enfin, le moucheur emploiera une soie calante, tandis que le pêcheur au coup fera précéder son ver par un petit plomb placé à environ dix-huit pouces lorsqu'il sera à la recherche de ces truites oubliées de l'automne.

Références

» Texte & Photos: Serge J. Vincent (Octobre 1974).
» Magazine Québec Chasse & Pêche.
Page 6 sur 10