On n’est pas Sérieux, Quand on est Saumonier ?

Temps sombre, mouche sombre?

     Les plus grands saumoniers sont ceux qui ne savent pas tout et qui, leur vie durant, jalonnent leurs réflexions d'expériences toujours renouvelées même si, à la base, pour eux, une technique des plus sûres suffit à ébahir les néophytes qui les regardent s'exprimer sur les rivières. Jean-Paul Dubé en est un bel exemple. S'il est un saumonier qui ne devrait plus avoir rien à apprendre des multiples facettes de la pêche au saumon, c'est bien lui! Après plus de cinquante ans d'observation et de pratique, on devrait être en droit de fermer le livre des connaissances en ce domaine, non? Pourtant, il n'en est rien. A l'été 1989, l'inlassable Jean-Paul a encore ouvert, à mon grand étonnement, une brèche dans l'approche du Roi de nos rivières, brèche l'incitant à questionner certaines théories qui, depuis belle lurette, ont fait leur preuve.

ON N’EST PAS SÉRIEUX, QUAND ON EST SAUMONIER ?
     J'en étais à ma dernière «drop» du soir sur la fosse « Billingsley » de la rivière Bonaventure, et le saumon semblait occupé à toute autre chose qu'à mes dernières offrandes un peu désespérées, quoique fort appliquées. Mes « black dose », « black rat », « blue charm », péchaient en vain presque inexplicablement. Jean-Paul me dit: « Pourquoi, Denis, ne pas essayer une petite mouche claire, même si cela va à rencontre de toutes les théories? Le saumon lui-même, ce soir, ne va-t-il pas à rencontre de toutes les théories? » Même si la chose m'apparaissait fort peu sérieuse...j'optai de bonne grâce pour sa suggestion, attachant au bout de mon avançon une petite « silver rat », mouche du soleil ! Après deux ou trois lancers à bonne distance de l'embarcation, ma ligne se tendit fermement sous l'assaut d'un beau saumon de huit livres!

     Sur le chemin du retour, Jean-Paul se lança dans une merveilleuse réflexion comme s'il en était à sa première sortie à vie, ce qui, dans mon esprit, confirma que les plus grands saumoniers sont ceux qui recommencent toujours leurs calculs et leurs approches... même après un demi-siècle de pêche des plus assidues!

     Pour ma part, après dix ans d'expériences plus exaltantes les unes que les autres (expériences solidement ancrées dans des théories par où il faut nécessairement passer pour acquérir un succès de base) j'en étais arrivé à me considérer comme un saumonier qui savait à peu près tout de la pêche du Roi sur le plan technique. Oh, vantardise combien inutile! Jean-Paul a eu le don de désamorcer en moi cette part d'orgueil qui, trop sûre d'elle, fait rater parfois de belles occasions, même si ces dernières vont à l'encontre de lois bien établies. D'ailleurs, je dois l'avouer, ce désamorçage avait fort bien commencé dix jours auparavant...

D'expériences en expériences

     Mathieu Ferré, d'Italie, et Michel Bergeron, de France, m'ayant demandé de leur servir de guide dans la découverte de quelques-unes de nos rivières, je m'exécutais un peu à la manière d'un professeur devant ses élèves et ce, sans me douter le moins du monde que c'est moi qui serais l'élève! Décidément, l'été 1989 m'a laissé stupéfait, pour mon plus grand bien.

     Nous étions donc sur la rivière York, aux premières heures du matin, sur une fosse qui contenait bon nombre de saumons: la « Spruin Rock », vous connaissez? Dans le ciré, une dizaine de saumons bien frais prenaient leur aise en attendant quelque offrande susceptible de les faire réagir. Tout laissait présager de l'action, en autan t que la présentation soit efficace. Je leur conseillais donc, naturellement, de travailler la fosse à la mouche sèche pour commencer, ce qu'ils firent sans tarder, une poussée d'adrénaline les animant déjà. Dans le même temps, Stéphane Porlier vin t nous saluer avant d'aller travailler, lui, au bureau. Après quelques échanges cordiaux, je raccompagnais Stéphane à son véhicule, laissant Mathieu et Michel moucher méthodiquement la fosse.

     A mon retour, je crus tout simplement « HALLUCINER » ! En effet, Mathieu tenait sa perche bien haute et Michel, quant à lui, servait ni plus ni moins de moulinet! Je me jetai sur mon appareil-photo afin de photographier ce que je croyais être de parfaits hurluberlus: Michel donnant et ramenant le fil de soie tout en cadence, pendant que Mathieu se contentait de tenir sa perche bien haute ! A qui donc avais-je affaire? La photo prise, Michel me cria d'apporter l'épuisette car le saumon lui semblait prêt à être cueilli. Je puisai donc  ce saumon de vingt livres et, soudain, n'y tenant plus, je m'exclamai: « Dites donc, les gars, ça manquait de sérieux tout ça, vous trouvez-pas? »

ON N’EST PAS SÉRIEUX, QUAND ON EST SAUMONIER ?
     Michel, souriant, m'expliqua alors qu'au tout début du combat la poignée du moulinet de Mathieu s'était cassée et que dès lors, la seule façon de sauver le saumon était que lui, Michel, serve de moulinet, ce qu'il fit avec une dextérité incroyable quand j'y repense. Il faut préciser ici que Michel Bergeron est un des plus grands spécialistes de la pêche en Europe, et que l'une de ses spécialités est l'ombre commun qu'il joue « tout le temps » sans se servir de son moulinet, se contentant de manier sa soie de la main, délicatement. Cela explique le sang-froid avec lequel il a réagi afin d'aider Mathieu, qui était bien embêté, à sauver son saumon. Si j'avais été là au début du combat, j'aurais été bien embêté, tout comme Mathieu, et qui sait ce qui serait arrivé. Il valait mieux que cela se fasse sans moi.

     En conclusion, Michel me dit: Le truc, c'est de ne pas mettre le pied sur la soie et de bien la déposer à ses pieds. Aussi, il est important de garder le poisson sur le fil de soie, de ne pas le laisser sortir du fil de réserve, car dans pareille circonstance, ce serait foutu. Je venais de faire mes classes dans une situation bien particulière; situation qui, un jour ou l'autre, peut tous nous arriver, car personne n'est à l'abri d'un bris d'équipement.

     A son tour, Michel se mit à pêcher dans l'espoir bien légitime de capturer lui aussi un saumon. Durant la journée, il fit lever, comme on dit, quelques saumons à la mouche sèche... mais comme une de ses grandes spécialités est l'ombre commun, et que ce dernier demande un ferrage ultra-rapide, il les loupa tous, donnant des coups à la « Lucky Luke », l'homme qui tire plus vite que son ombre... commune! J'eus beau lui conseiller de patienter une seconde avant de ferrer, mais le réflexe bien ancré chaque fois l'emporta.

     A la fin, sur le point d'abandonner, je conseillai à Michel de faire une dernière « drop » avec une petite mouche noyée, une « blue charm ». Il partit de l'amont pour descendre assez rapidement vers l'aval, car nous étions à la pointe de la légalité de notre droit de pêche ce jour-là, la noirceur étant presque totale. Lorsqu'il revint vers l'aval, surprise, sa ligne se tendit. On ne voyait presque plus. Que faire? La fosse étant de dimension réduite, ma peur était que le saumon en sorte et gagne le courant à la sortie de celle-ci, là où Michel ne pourrait le suivre en raison de l'obscurité. Alors, que faire pour que le saumon demeure « bien tranquille » dans la fosse ? Michel, une fois de plus, prit les choses en main et d'une façon qui, au début, m'apparut fort peu sérieuse. Il barra littéralement le fil de soie en l'appuyant bien fermement sur sa perche! Je crus à nouveau être victime de quelque hallucination! Je conseillai à Michel de lui donner un peu de fil de soie s'il tenait à sauver son saumon. Sa réponse: « C'est précisément parce que je veux le sauver qu'il ne faut pas que je lui donne un centimètre. La fosse est profonde et, sans élan, un saumon ne peut rien d'autre que de lutter sur place. Si je le laisse aller, dans la noirceur, il y a fort à parier que je le perdrai, surtout si, comme je le crois, il sort de la fosse. »

     Alors, quinze minutes durant, se déroula devant moi ce que j'appellerais un « bras de fer » (tir au poignet si vous voulez) entre deux adversaires tenaces. Tantôt Michel abaissait légèrement son bras tellement la pression était insistante, tantôt il le remontait lorsque l'adversaire donnait quelques signes de fatigue. A la fin, des clapotements m'indiquèrent qu'il était temps que je puise son saumon, ce que je fis, me guidant uniquement sur la surface agitée de l'eau. Ouf! Un saumon de douze livres était là qui s'avouait vaincu... « au bras de fer »! Michel théorisa encore, bien excité maintenant: «Tu vois ce qu'on peut faire si on ne laisse pas le saumon prendre son élan! On peut le contrôler sur place. Évidemment, la profondeur de la fosse y est pour quelque chose, et la grosseur du saumon aussi. Si le saumon avait été plus gros, je l'aurais « sans doute » perdu d'une manière ou d'une autre, à cause de la noirceur. Ce n'est pas très orthodoxe comme méthode, je sais, ça enlève du plaisir au combat, mais dans une situation corsée, ça réussit plus souvent qu'autrement. » Se frottant le bras, il conclut: «Une chance que ce n'était pas un trente livres...»

En conclusion

     Comme je l'ai dit précédemment, l'été 1989 m'a laissé passablement stupéfait, au point que j'avoue être revenu, pour mon plus grand bien, à la case de départ dans mon approche du Roi de nos rivières, techniquement parlant Peu importe la situation, il y a toujours quelque chose qui, dans l'instant, s'échelonne suivant des lois bien établies ou non. Bien sûr, il faut toujours, dans un premier temps, être un solide théoricien si l'on veut obtenir un succès de base. Mais lorsque les situations se corsent dans la nouveauté du moment, trop de sérieux dans les théories et les manières d'agir et de réagir ne risque-t-il pas de nous faire paraître bien peu sérieux en certaines occasions?

référence

» Par Denis Saint-Yves
» Photos Denis Saint-Yves
» Salmo Salar #19, Hiver, Février 1990.
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