Étais-tu Sérieux, Jean-Paul?

     En arrivant chez Jean-Paul Dubé, une grande émotion s'empara aussi tôt de nous: le vieux « Chestnut » nous faisait les frais de l'accueil, là, dans la cour, fin prêt, ou presque, à entreprendre une autre saison des plus palpitantes après de longs mois de somnolence bien à l'abri dans la remise. Nous restâmes un bon moment près de lui, lui « parlant » comme à un être de chair. Jean-Paul, à la fenêtre, se demandait peut-être si son vieux « Chestnut » nous répondait comme il sait si bien lui répondre à lui, le «vieux» maître.

Étais-tu sérieux, Jean-Paul?
     L'émotion ne fut pas moins vive lorsque nous nous retrouvâmes face à Jean-Paul Dubé, un gaillard encore solide malgré quelques problèmes de santé inhérents à une vie pleine de flamboiements et sans compromis. Son épouse, occupée à « sa » collection de poupées tombées du «ciel» et destinée à l'enfant à naître de sa belle-fille, nous laissa, d'une parole et d'un regard bienveillants, gagner « l'antre » du pêcheur.

     Comme on s'y attendait, la discussion se mit à tourner pour une bonne part autour du saumon atlantique. Cela eut d'ailleurs le don de détendre l'atmosphère car, croyez-moi, se retrouver face à face avec le «vieux» maître vous fait vous sentir tout petit dans vos souliers et ce, malgré son amabilité sereine. C'est que voyez-vous, je m'en confesse, parler saumon avec lui n'est pour moi qu'un «prétexte» de détente. Au-delà des bavardages, je vois en effet un être d'exception qui, par sa seule présence, a le don de faire briller la réalité d'un nouvel éclat.

     Nous venions de prendre rendez-vous sur la Bonaventure pour les 13 (jour de mon anniversaire, 37 ans «déjà») et 14 juillet quand, mine de rien, il me glissa: «J'espère que demain sera aussi beau qu'aujourd'hui pour la première sortie printanière du vieux « Chestnut ». Vous verrez c'est formidable. Passablement inquiet, je lui fis remarquer que Stéphane et moi étions allés visiter quelques fosses avant d'arriver chez lui et qu'en ce 5 mai, elles ressemblaient davantage à une mer démontée, avec en prime quelques arbres déracinés dedans, qu'à une rivière à saumon ! De son sourire calme et grave, il nous fit à son tour remarquer que c'était-là un niveau d'eau « idéal » et peut-être même préférable à celui de la saison estivale où il y a toujours un risque «d'émousser» quelques pierres au passage. Était-ce l'effet du gin qui commençait à m'enhardir? Je ne sais trop mais, devant tant d'assurance de la part de notre hôte, je me sentis tout à coup « d'équerre » pour une telle entreprise. Une autre rasade de gin finit par me convaincre totalement. Vers minuit, nous allâmes explorer quelques rêves avant d'atteindre à nouveau l'autre versant de la réalité.

     A notre réveil, la tête un peu en fond de chaise épaillée, je demandai à Stéphane: « Penses-tu que Jean-Paul était sérieux dans son intention de se « balader » sur la rivière aujourd'hui? » « S'il était sérieux, dit-il, on va avoir l'air de deux condamnés à mort. » Prenant notre courage à deux mains, nous nous retrouvâmes néanmoins devant Jean-Paul, debout depuis belle lurette. Une «déception» nous attendait... En effet, le temps assez lourd et froid lui paraissait une contre-indication pour la promenade en canot qu'il nous avait proposé la veille. D'un air «contristé» nous l'appuyâmes en choeur dans sa nouvelle résolution. Ouf!

     Nous n'en étions pas quittes pour autant. Il nous invita à visiter quelques fosses à gué, histoire de se dégourdir un peu les jambes. Chemin faisant, après avoir visité moult fosses aux noms évocateurs, il m'indiqua un petit chemin de traverse qui nous sauverait du temps. A mi-chemin, il me fit remarquer la présence de branches de sapinage à quelques dizaines de pieds devant nous, signe irréfutable qu'un véhicule s'était enlisé là, peu de temps avant. Je stoppai donc la «machine» afin que Stéphane, en bon éclaireur, aille sonder le terrain.

     En attendant de ses nouvelles, Jean-Paul se mit à me raconter quelques-unes des aventures périlleuses qui lui étaient arrivées avec sa vieille Volkwagen au-dessous arrondi en forme de canot. Elle lui avait fait traverser bien des «lacs» de boue, souvent au grand étonnement de son père. « Ça flottait », comme il dit! Quant à moi, toujours selon ses dires, je ne devrais pas avoir trop de difficultés à remuer toute cette boue, surtout avec un 4x4. Pourquoi retourner sur nos pas? Il n'en était pas question! Au loin, Stéphane nous fit tout à coup signe que nous pouvions tenter notre chance. Et comme pour couronner le tout, Jean-Paul ajouta: Surtout, ne t'arrêtes pas au milieu, fonce..» Décidément, pensai-je, rien ne peut arrêter un tel homme! Alors? A gauche, à droite, une fois de plus à gauche et puis comme ça venait, pourvu que je ne m'arrête pas. Ouf! Comme par « magie », nous nous retrouvâmes au pont de la petite rivière Ail où il eut cette réflexion des plus solennelles: « L'eau d'une rivière si belle doit parfois servir à autre chose qu'à accueillir des saumons. » Nous avons eu droit là, me semble-t-il, à un gin incomparable, car l'eau d'une rivière si belle est la bénédiction du gin. Ça m'a redonné des couleurs.

     Sur le chemin du retour, je m'avisai de reposer à Stéphane à peu près la même question du matin: Penses-tu que Jean-Paul était vraiment sérieux avec sa « balade » en canot? Réponse: Je ne sais pas, mais je sais en tout cas que nous n'aurions pas été capables de le suivre il y a une vingtaine d'années» En effet, cet homme, à la vie encore pleine de flamboiements aujourd'hui, devait souvent ressembler à un véritable incendie il y a quelque décennies!

     P.S.: Jean-Paul, psitt!, je sais, tu étais sérieux!

références

» par Denis Saint-Yves
» photo Stéphane Porlier
» Salmo Salar #17, Été, Juin 1989.
PrécédentPage 1 sur 5