Une Journée sans Saumon

Avant-propos

     Bien sûr, cet article ne tient pas compte des grilses remis à l'eau sur une base volontaire, ni d'une année fastueuse comme ce fût le cas en 1988 où il m'a fallu «étirer» mon dernier «tag» pour ne pas terminer ma saison trop tôt.

Une Journée sans Saumon
Salut Max

     Le vieux Max, guide légendaire de la rivière Miramichi (Nouveau-Brunswick), avait pourtant tout tenté afin de nous procurer entière satisfaction lors de notre séjour de pêche. Durant trois jours, il nous promena sur la rivière Miramichi et quelques autres rivières autour, nous prodiguant moult conseils entre deux histoires de chasse à l'ours, une autre de ses grandes passions. D'ailleurs, à force de l'entendre parler des ours, j'avoue que je ne l'écoutais plus que d'une oreille jusqu'au moment où il me dit «As-tu peur des ours, Denis?» Je lui répondis un peu machinalement que non. «Tant mieux, dit-il, parce qu'il y en a deux qui t'observent depuis un bon moment, là, dans la courbe.» Effectivement, deux ours m'observaient! Je pris mes jambes à mon cou pour me retrouver, quelques secondes plus tard, bien en sécurité dans le camion, ce qui fit rire le vieux Max aux éclats, lui qui n'avait peur de rien, ou du moins pas des ours!
Toujours est-il qu’avec un tel guide, nous ne doutions pas une seconde de nos chances de succès. Aussi incroyable que la chose puisse paraître, cependant, aucun saumon n'avait daigné gober une de nos artificielles, si bien qu'à la fin du troisième jour, un de mes compagnons, farouchement déçu, fit pleuvoir sur Max une pluie d'injures. Il n'était qu'un «pas bon», un «vieux *#!*&#!!», un guide qui ne valait pas deux sous, etc. S'il avait fallu que mon compagnon s'adresse ainsi à Max une trentaine d'années auparavant, il aurait sans doute été faire un tour dans la fosse pourvoir d'un peu plus près les saumons.

     Sous les injures, le vieux Max ne broncha pas, même si on pouvait lire dans ses yeux une certaine tristesse. Après coup, il lui expliqua, assez calmement me semble-t-il, qu'il ferait mieux de s'en prendre au saumon plutôt qu'à lui car, à ses yeux, ce dernier demeurait un être imprévisible à qui on ne pouvait commander de prendre la mouche comme à un chien le bâton. Max avait entièrement raison. Il n'était en rien responsable de notre insuccès. Il avait fait son devoir de guide d'un bout à l'autre dans la jovialité, prenant le temps de nous expliquer les subtilités de la Miramichi. Ce n'était pas sa faute si le niveau d'eau de la rivière laissait à désirer, rendant ainsi le saumon nettement plus difficile à leurrer. Mon compagnon finit par l'admettre et fit à Max ses excuses. Celui-ci les accepta sans trop se faire prier, une autre histoire de chasse à l'ours lui mordillant déjà les lèvres!

Guide impromptu

     Durant la saison estivale, il m'arrive à l'occasion de servir de guide impromptu, tantôt pour un parent d'une région éloignée qui s'amène pour quelques jours, tantôt pour un ami et même, parfois, pour un touriste rencontré par hasard. Il va sans dire qu'il est fort rare que je me fasse prier quand on m'adresse une telle demande. Quand on me parle rivières à saumon j'ai toujours dix sur dix pour mon effort de concentration. Parlez-en à ma femme!

     En juillet 1982, un de mes bons amis de Trois-Rivières s'amena en trombe chez-moi, à Gaspé, avec comme objectif légitime de capturer un saumon: «Depuis l'temps qu'tu m'en parles, ben là, c'est l'temps mon Denis.» Mais-et le mais est fort utile ici- il me dit dans le même souffle qu'il n'avait qu'une journée à consacrer à la pêche au saumon puisqu'il devait, dès le surlendemain, continuer sa route afin de visiter Percé et son fameux rocher, une des sept merveilles du monde paraît-il. Lui faire prendre un saumon dans un laps de temps aussi court, c'était là toute une commande pour moi. Je me dis cependant que nous étions en juillet, un bon mois pour le saumon, et qu'avec un peu de chance il l'aurait, son saumon.

     Les petites heures du lendemain nous vîmes donc sur la rivière lui, plein d'espoir, et moi, avec une joyeuse commande sur les bras! A l'écouter parler, il me prêtait quelque pouvoir magique pour capturer du saumon! Pendant douze heures, il se prêta de bonne grâce à toutes les manoeuvres et approches que je lui indiquais, en bon élève vraiment désireux d'arriver à ses fins. Mais, à la tombée du jour, rien n'étant venu couronner ses efforts, il me tomba dessus: «Ah! mon **(*###!!, quand tu viens pêcher au lac Saint-Pierre, j'te fais prendre du brochet tant que tu veux, pis t'es pas capable de m'faire prendre un saumon, mon ! ! !###***, j't'attends la prochaine fois, tu vas voir que le brochet s'fait plus rare!» Mon ami, malgré sa déception, n'était pas sérieux pour deux sous, du moins, j'ose le croire.

     Le lendemain, comme je m'attendais à le voir poursuivre son chemin, j'eus la surprise de l'entendre dire: «L’Rocher Percé, penses-tu qui va m'en vouloir si j'y rends pas visite aujourd'hui?» Une heure plus tard, nous étions de retour sur la rivière, lui, plein d'espoir à nouveau et moi, avec ma commande à nouveau! Même scénario que la journée précédente: des conditions dans l'ensemble passablement favorable, du saumon un peu partout sur les fosses mais refusant net de coopérer. Il va sans dire qu'il n'était plus question que je prenne un seul brochet au lac Saint-Pierre! Gros rires encore une fois... même si le tout avait quelque chose d'un peu jaune!

     Après deux jours d'insuccès jugés «foudroyants» par mon ami, je croyais bien que c'en était terminé de la pêche au saumon pour Wan et j'imaginais, peut-être à juste titre, que ma réputation de guide impromptu allait en prendre pour son rhume auprès de nos amis communs dès son retour à Trois-Rivières. Mais autre surprise: «L'rocher Percé attend pas après moi, toujours?» Et nous passâmes une troisième journée sur la rivière. Au bout de son avançon j'attachai une belle «Silver Rat» que je jugeais digne de faire son effort de «guerre». Dix lancers plus tard, Wan était «branché» sur un saumon de 18 livres... rien de moins! Allez donc expliquer un succès comme celui-là après deux jours de «foudroyants» insuccès! Et quand, au bout d'une heure, je réussis à le lui puiser, son fameux saumon, on aurai t dit que l'Esprit-Saint était descendu sur lui: «J'le savais que tu étais l'meilleur guide de la Gaspésie...!» Des fleurs, encore des fleurs, assez pour ouvrir une boutique!

     Yan passa le reste de la semaine avec moi à courir les rivières de Gaspé. Et même s'il ne connut plus le succès cette semaine-là, il fut enchanté de son voyage de pêche, son saumon lui ayant procuré des émotions faramineuses qui, aujourd'hui encore, font partie de son quotidien.

Ma meilleure séquence à vie

Une Journée sans Saumon
     Comme il arrive souvent, la chance nous sourit au moment où l'on s'y attend le moins. Dans mon cas, la chose est on ne peut plus frappante. A l'été 1984, j'avais complètement raté le début de la pêche, en juin, car je devais me rendre à l'hôpital Ste-Justine, à Montréal, avec mon fils alors atteint de leucémie. Il va sans dire que je n'avais pas du tout la tête au saumon à ce moment-là, la santé de mon fils passant avant tout Heureusement, après examen approfondi, le médecin traitant m'informa qu'il ne s'agissait pas d'une rechute et nous eûmes finalement le feu vert afin de regagner Gaspé.

     A notre retour, juin finissait calmement son cycle pour laisser place à juillet qui promettait d'être beau sans de trop grosses chaleurs. Mon bon ami saumonier Marien Jomphe ne prit pas beaucoup de temps à venir à la maison me raconter ses aventures de juin à la pêche. Sur telle fosse, il avait capturé un saumon de 20 livres, sur telle autre un saumon de 10 livres, etc. Il n'en fallait pas plus, bien entendu, pour faire remonter en moi le désir de renouer avec les rivières. J'avoue que cela me remis d'aplomb après l'angoisse du début d'été. Toujours est-il que je gagnais la rivière deux jours plus tard, conscient cependant que mes chances avaient sérieusement diminué d'atteindre cette année-là mon quota de sept saumons. Mais qu'importe, un saumon suffirait, un seul... Ce qui importait avant tout, c'était l'exaltante ambiance des rivières, source de repos bien mérité.
A ma première sortie, tôt en matinée, je capturais mon premier saumon de l'été: un saumon qui fit osciller la balance à tout près de 15 livres. Le jour suivant, toujours en matinée, je réussissais à en capturer un second de 12 livres et ainsi de suite jusqu'à quatre. En l'espace de quatre sorties, réparties sur une semaine, j’avais rejoint, et même dépassé Marien qui avait eu tout le mois de juin pour prendre une avance que je jugeais insurmontable au point de départ C'est là la meilleure séquence dont je me souvienne.

Problème de crochetage

     Que ne donnerais je pas pour que les rivières, durant toute la saison, se gardent à un niveau élevé qui, naturellement, maintiendrait l'eau dans des teintes verdâtres ou brunâtres, ne laissant ainsi rien filtrer de la présence du saumon. Certes, cela enlèverait inévitablement le plaisir de la contemplation du saumon au pêcheur qui, maintes fois, tombe sous un effet hypnotique devant un tel spectacle de grâce et de force brute. Par contre, cela réglerait en bonne partie le problème fort épineux du crochetage du saumon. Je me souviens encore par exemple de ce saumon d'une quarantaine de livres que nous avions surnommé Balafre tellement il avait de mouches un peu partout sur son corps. Celui qui l'aurait «ramassé», par la même occasion, aurait pu aisément regarnir son coffre de mouches! Balafre, cependant, dû à sa très grande force sans doute, avait réussi à tenir tête à tous ses agresseurs, pour finalement gagner le sanctuaire de repos...bien mérité dans son cas. Des exemples moindres se rencontrent fréquemment.

     Quel est le pourcentage des «saumoniers» qui s'adonnent à cette pratique déloyale et anti-sportive? Difficile à dire puisqu'il est, bien sûr, impossible d'avoir des chiffres exacts dans ce domaine bien particulier. Mais je dirais ceci: toute proportion gardée, 70% des saumoniers ne recourent jamais à cette pratique, conscients qu'elle est totalement anti-sportive; 20% des saumoniers crochètent de façon occasionnelle, par dépit ou tentation trop forte parfois; 10% des «saumoniers» crochètent sur une base régulière, sans scrupule.

     Dans un premier temps, il importe de trouver des moyens pour contrer ce 10% de «saumoniers» vraiment indésirables qui n'ont qu'une idée en tête : le «steak»! Quand certains «saumoniers», presque chaque été, capturent sept saumons en sept sorties de pêche, de deux choses l'une: ou bien la chance est avec eux de façon constante, ou bien ils crochètent à tour de bras. Il est entendu qu'il est toujours possible de récolter sept saumons dans les règles de l'art en sept sorties, mais la chose se rencontre rarement, très rarement. Tous les garde-pêche peuvent en témoigner bien longuement, eux qui sont toujours à même de faire des constatations sur place.
Pour ce qui est du 20% des saumoniers qui crochètent de façon occasionnelle, bien souvent par dépit au bout de plusieurs jours d'insuccès, une éducation soutenue de la part du MLCP et des -ZECS pourrait en bonne partie remédier à la situation. Ce sont là des saumoniers qui, généralement, coopéreraient, pourvu qu'une bonne prise de conscience intervienne.

Une Journée sans Saumon
     Crocheter c'est, la plupart du temps, voler le saumon du voisin qui, lui, aurait peut-être réussi à le ferrer sportivement Et même si le crochetage est raté, cela demeure un vol, sportivement parlant, car c'est enlever au saumon tout goût pour la mouche et le transformer, si je puis m'exprimer ainsi, en saumon «anti-mouche». Et cette réflexion vaut aussi pour le voisin, personne n'échappant à cet examen de conscience qui doit être fait Le crocheteur, d'une manière ou d'une autre, contribue directement à la diminution de la qualité de pêche.

     Pour ce qui est de la nouvelle réglementation dont on parle actuellement au sujet de la grosseur des mouches à employer selon le niveau d'eau, elle réglerait sans doute une petite partie du problème, mais pas le problème en entier. Quand il y a rassemblement de saumons, on a déjà vu des pêcheurs crocheter avec une mouche numéro dix! Aussi bien qu'on a déjà vu un saumon se laisser leurrer par une mouche numéro un en eau basse. Comme quoi le problème est fort délicat et qu'en réglant en partie d'un bord, on pénaliserait en partie de l'autre.

     Je crois que la prise de conscience par une éducation soutenue auprès des saumoniers demeure la meilleure solution.

Accepter de revenir bredouille

     A la pêche au saumon, ce qu'il y a de plus précieux à acquérir c'est, je crois, l'acceptation du fait que certaines sorties de pêche puissent être moins bonnes que d'autres et que la capture d'un saumon, après tout, n'est qu'un «heureux incident de parcours», comme le dit si bien mon bon ami saumonier Jean-Paul Dubé. L'essentiel est, je dirais, dans la contemplation de la nature «saumonée»!

     Au Québec, nous sommes tout près de 25 000 saumoniers... alors que les montaisons annuelles (dans l'est du Québec) tournent autour de 20 000 saumons. Si je sais bien compter, ça ne fait pas un saumon par saumonier. C'est dire que la demande dépasse de très largement les stocks disponibles. Alors, n'est-il pas heureux que le saumon soit ce qu'il soit, c'est-à-dire un être imprévisible, souvent capricieux? S'il n'en était pas ainsi, nous aurions de bien courtes saisons de pêche, le MLCP devant fermer très tôt en saison afin de laisser le nombre de géniteurs requis sur les fosses de reproduction. Penser qu'on ne peut prendre un saumon à chaque sortie de pêche, c'est avant tout s'assurer une paix intérieure dans la pratique de notre sport, aussi bizarre que cela puisse paraître à certains.

     Chaque été me voit sur les rivières une bonne trentaine de fois et ce, bon an mal an. Le quota étant de sept saumons, si je fais un petit calcul, cela indique que je reviens bredouille 23 fois! Je ferre un saumon, en moyenne, à chaque trois sorties de pêche, pour finalement réussir à en sauver sept, ou quelque chose d'approchant. Pour certains, un tel résultat peut sembler dérisoire. Pour d'autres, ceux qui vraiment savent de quoi il en retourne, c'est là un chiffre tout à fait satisfaisant, voire mirobolant. Les jours où ça ne mord pas, j'ai plaisir à être là, comme une partie fidèle de la nature; partie ni plus ni moins importante que le chant d'un oiseau, le chant de l'eau sur les pierres, le chant du vent dans les feuilles, la danse d'un chevreuil dans les bois, deux gros ours dans une courbe..., les jeux d'ombres et de lumières que nous font les heures qui passent dans un pur enchantement.

     Avez-vous déjà pris une p'tite bière sur le bord d'une rivière, au crépuscule, sans saumon dans la puise, mais le coeur aussi content que s'il y en avait un? Si oui, c'est que vous comprenez exactement ce qu'est la pratique de ce sport, riche d'enseignement et, somme toute, mystérieux!

référence

» Par Denis Saint-Yves
» Salmo Salar #20, Printemps, Avril 1990.
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