Silver

L'HISTOIRE D'UN SAUMON DE L'ATLANTIQUE

     SILVER; The Life Story of an Atlantic Salmon de Roderick Haig-Brown; Traduit et adapté par Jean-Paul Dubé.

SILVER; L'Histoire d'un saumon Atlantique; Traduit et adapté par Jean-Paul Dubé (1978)

Dédicace

     Au petit Dickie P.

     Cher Dickie:

     Il y a quelque temps, j'avais commencé à te raconter l'histoire de Silver — oh, brièvement parce que c'était presque l'heure de te mettre au lit. Pendant un bon moment, j'avais toute ton attention, puis, j'en ai bien peur, tu es devenu fatigué.

     J'en fus bien chagriné parce que je souhaitais devenir écrivain, un jour. Je savais que l'histoire elle-même était intéressante et c'était donc que je la racontais mal. Alors j'ai décidé de l'écrire dans l'espoir que ma plume serait plus éloquente que mes lèvres.

     Voici donc cette histoire que j'ai essayé de rendre intéressante tout en respectant la vérité. J'espère que tu ne seras pas un critique trop sévère et que tu aimeras quand même un peu ce bouquin. Et puis, quand tu seras toi-même pêcheur à la mouche, peut-être t'aidera-t'il à mieux comprendre le saumon.

     Bien sincèrement, R.L. H.-B.
     Chelsea, S.W. 3 1931

Avant-propos

     J'ai lu «Silver» pour la première fois, alors que j'étais adolescent et ce petit livre m'avait vivement impressionné. Il est vrai qu'étant né à quelques cents verges de l'endroit où l'impétueuse Matapedia rencontre la plus sereine Restigouche, le saumon était déjà, pour moi, presqu'un symbole.

     Au cours des années, je l'ai bien relu trois autres fois et, en parcourant ses pages, je déplorais le fait qu'il ne soit pas à la disposition de la majorité des gens du Québec.

     Dernièrement, l'intérêt dans ce poisson sportif par excellence a plus que centuplé, mais souvent les gens se lancent à sa poursuite ou encouragent à le faire sans en connaître la moindre des choses et ils sont, en partie, excusables parce qu'il y a très peu d'écrits en français sur le sujet.

     L'ignorance ou simplement des connaissances trop limitées sur un sujet donné — ce qui, en passant, est souvent plus dangereux que l'ignorance totale — entraîne des abus qui peuvent éventuellement amener sa destruction. Par contre, connaître le saumon, sa vie, ses moeurs, son courage et sa persévérance devant les difficultés innombrables qui l'assaillent sans répit, ne peut que lui attirer le respect et, on ne détruit pas volontairement ce que l'on admire.

     J'ai toujours cru que monsieur Haig-Brown avait accompli quelque chose de merveilleux en créant «Silver», un saumon personnalisé qui peut instruire et intéresser quiconque de neuf ans à quatre-vingt-dix-neuf ans. Aussi, quand j'ai eu le plaisir de le renconter, le printemps dernier, je lui ai fait part de mon intention de traduire «Silver» et, dans quel but. Il fut immédiatement d'accord parce qu'il avait écrit «Silver» dans la même intention et de plus, il connaissait les problèmes que nous avons au Québec concernant le saumon.
« Silver» a été écrit en 1931 et monsieur Haig-Brown demeurait alors en Angleterre. Aussi, j'ai dû l'adapter à nos rivières canadiennes et aux nouvelles connaissances acquises sur le saumon, et je dois avouer que, même avec un recul de quarante-cinq ans, j'ai trouvé très peu à modifier dans l'œuvre originelle.

     Le saumon était ici bien avant nous et, même si ses mœurs varient légèrement dans différents pays, ses habitudes sont constantes quand nous ne créons pas d'interférence.

     Cependant, il est un reflet de notre comportement envers la nature et si ses populations disparaissent ou diminuent de façon alarmante, il peut nous rappeler, peut-être mieux que toute autre espèce, que nous n'avons pas respecté nos responsabilités et, aussi, il faut bien se l'avouer, que nous sommes illogiques : si le saumon ne peut vivre dans l'environnement que nous lui créons, ce sera bientôt notre tour d'en souffrir. Ne partageons-nous pas ce même environnement ?

     Jean-Paul Dubé
     New Carliste, Québec Décembre 1977

Chapitre I

     Ce récit débute au cours d'une bruineuse journée d'octobre, il y a de cela une dizaine d'années. Dans un petit ruisseau isolé parmi les sauvages montagnes de la Gaspésie, reposaient deux énormes saumons. Ils étaient réellement trop gros pour ce petit cours d'eau parce qu'ils apparaissaient souvent hors de l'eau et que chacun de leurs mouvements en ridaient la surface. Mais les deux poissons y étaient venus pour frayer et ils sont bien trop déterminés dans ce dessein pour se décourager d'un si petit inconvénient.

     Sur la berge du Petit Ruisseau, juste en face des saumons, un homme était étendu de tout son long dans l'herbe mouillée et il surveillait bien attentivement chacun de leurs faits et gestes. Il faisait très froid là-haut dans les montagnes et la pluie fine qui tombait sans cesse devait pénétrer son vieux gilet de cheviot croisé et le mouiller jusqu'à la peau. Mais cela ne le préoccupait en rien parce qu'il aimait les saumons autant que certains aiment leur épouse ou leurs livres et son coeur palpitait à l'enchantement d'apprendre quelque chose de nouveau à leur sujet.

     Ses yeux pétillaient de joie en suivant les mouvements des deux saumons dans l'eau claire du ruisseau. Son corps se tendit d'émotion en voyant la femelle agitée de spasmes violents, se tordre dans ses efforts fébriles pour déposer ses oeufs mais il ne bougea pas par crainte de les déranger. Il surveillait aussi le mâle remplissant sa tâche de fertiliser les oeufs et ce n'est que le tout terminé, à la brunante, qu'il se leva enfin.

     Il s'étira pour ramener la circulation à ses membres engourdis et mi-gelés et, à la façon des gens qui passent beaucoup de temps seuls, dans les bois, il se dit tout haut : « Deux magnifiques saumons et un frai réussi. Je me demande bien si je prendrai jamais un saumon éclos d'un de ces oeufs. »

     Un bon moment, il se tint immobile, regardant dans l'eau, puis se retourna et à longues enjambées, se dirigea vers son chalet où l'attendaient un bain chaud, des vêtements secs et son fauteuil préféré, face à la cheminée.

     Plus tard, assis auprès du feu, il rêvassait, se demandant ce qu'il adviendrait de tous ces oeufs, presqu'une vingtaine de mille oeufs que la femelle avait déposés dans le gravier du ruisseau. Remarque bien que l'histoire de ces œufs nous intéresse aussi; celle de l'un deux, en particulier.

     En fait, rien ne se passa pendant de longues semaines. Les deux saumons quittèrent le Petit Ruisseau pour s'en retourner vers l'océan et ils laissèrent leur précieux dépôt recouvert par les petites roches, à l'abri des gelées et oxygénés par les eaux qui les baignaient mollement.

     Mystérieuses et délicates petites choses que ces oeufs minuscules, lesquels, plus tard, deviendront de gros et forts saumons; c'est là l'origine de la vie et plus tard tu découvriras combien d'efficacité et d'énergie peuvent se trouver sous une enveloppe si frêle et délicate. Et ces oeufs sont assurés du concours des rivières et du vaste océan qui donnent au saumon sa puissance et sa beauté.

     Si nous nous étions trouvés là tous les jours pour examiner ces oeufs, nous les aurions vu progresser lentement sous la caresse des courants peu profonds et d'un faible soleil du printemps qui perce à travers les nuages de pluie sur les montagnes. Si, comme l'a fait l'homme au gilet de cheviot croisé, nous étions retournés quelques mois plus tard pour ramasser quelques-uns de ces oeufs, nous aurions constaté qu'ils étaient parfaitement ronds et d'un délicat rose pourpré. Sur plusieurs d'entre eux, nous aurions aperçu deux petits points noirs lesquels deviendront les yeux de tout jeunes saumons.

     J'ignore, j'en ai bien peur, lequel de tous ces oeufs est devenu Silver, mais je sais qu'à un moment donné, sa queue perça l'enveloppe parce que tous les petits saumons éclosent de cette façon, puis, ce fut son dos qui apparut et enfin, sa tête, à l'autre bout.
Le résultat premier de tout ceci fut une drôle d'espèce de petit poisson avec un gros sac qui pendait là où aurait dû être son ventre, une petite queue transparente et une tête dans laquelle deux gros yeux prenaient presque tout l'espace.

     C'était une petite créature presque grotesque, je l'avoue, mais, tu sais, nous avons tous l'air un peu drôle en venant au monde. Dans le cas de Silver, cette poche qui remplaçait son ventre, c'était la vésicule vitelline laquelle, tout comme le jaune d'oeuf pour le poussin, était destinée à le nourrir jusqu'à ce qu'il devienne suffisamment fort pour trouver sa nourriture.

     Durant les six ou sept semaines qui suivirent, il ne fit rien d'autre que de se maintenir parmi les petites roches du lit du ruisseau, bougeant à peine et agitant de temps à autre ses minuscules nageoires pour absorber l'oxygène nécessaire aux poissons, comme à nous-mêmes. Mais des changements se produisaient pendant tout ce temps : la vésicule disparaissait lentement et de bonnes mâchoires se formaient pour lui permettre de happer sa nourriture. Bientôt, il n'avait plus ce petit air comique; il était devenu un élégant petit poisson et il commençait à réaliser que la vie avait mieux à lui offrir que de se tenir derrière une roche au fond d'un ruisseau.

     Je crois que ce dût être une toute petite douleur au ventre qui le poussa à s'élancer et saisir un minuscule insecte qui flottait près de lui. Ce qui, exactement le poussa à faire ce geste a peu d'importance; ce qui compte c'est le geste lui-même parce qu'il constituait le début même de la vie de Silver. À partir de cette première expérience, il se précipitait sur tous les petits insectes et cela semblait soulager ce petit malaise causé par la faim. De plus, cela commençait à l'amuser, il prenait confiance en lui-même et, un jour, il attrapa un petit escargot.

     Le même phénomène se produisait chez les autres oeufs dans les petits rapides. Bien sûr, les truites, les anguilles, les bec-scies, les martins-pêcheurs en dévoraient un grand nombre mais c'est pour palier à cela que la nature pousse les saumons à en pondre tellement et avant longtemps, en dépit de toutes ces voraces créatures, il y avait beaucoup de petits alevins un peu partout entre les cailloux.
Pendant tout l'été, Silver et ses petits frères et soeurs passaient leur temps à nager çà et là, à se nourrir et à respirer, à bondir hors de l'eau pour témoigner de leur exubérance ou pour voir de quoi avait l'air le monde extérieur. Les plus robustes, et Silver était l'un d'eux, s'étaient laissé descendre dans le courant, vers un endroit plus calme où les cressons étaient abondants près des berges et où ils trouvaient des centaines de petites crevettes d'eau douce, la meilleure nourriture pour les jeunes saumons. C'est un peu à cause de cela que Silver devint si gros et fort: un bon régime alimentaire au début de la vie donne de bons résultats.

     L'occupation première des alevins, est de se nourrir, se développer et apprendre à échapper au danger. Mais ils trouvent aussi le temps de s'amuser et un de leurs jeux préférés c'est la chasse aux hydromètres. Tu as dû souvent voir de ces insectes avec leur corps en forme de canot et leurs huit pattes longues et minces à l'aide desquelles ils avancent et reculent sur l'eau comme s'ils ramaient. C'est un insecte rusé et très élusif et les alevins prennent plaisir à les poursuivre et à les manger.

     Une bonne journée, si tu passais un petit bout de temps près d'un ruisseau dans lequel il y a des petits saumons, tu verrais tout ça. Cinq ou six alevins repèrent un pauvre « rameur » et ils se mettent à le harceler à la façon d'une meute de loups. Ils le tourmentent jusqu'à ce que l'un d'eux attrape une longue patte et, là c'est la fin; il ne peut plus nager et il devient une proie facile pour ses petits attaquants qui ont tôt fait de se le partager.

     Je crois bien que Silver devait être bon à ce petit jeu parce qu'il était déjà le plus vigoureux de tout ce petit peuple. Toutefois, même s'ils pouvaient agir en matamores avec les « rameurs », ne vas pas croire qu'ils étaient les maîtres du Petit Ruisseau et cela leur était souvent rappelé de façon soudaine et cruelle.

     Un de leur pire ennemi était la truite; souvent, une de celles qui vivaient près du lit de cressons, plongeait et s'offrait un souper de petits saumons. Il y avait aussi la grosse noire avec une énorme gueule remplie de dents aiguës qui avait l'exécrable manie de s'élancer subitement dans un groupe d'alevins et en saisissait plusieurs du coup dans ses cruelles mâchoires.

     C'est ainsi que, très tôt dans sa vie, Silver comprit que chaque ombre qui apparaissait sur l'eau de même que le moindre mouvement étaient des signes de danger et il se faufilait vers les longues herbes ou se précipitait sous une pierre plate. L'école de la nature est souvent brutale, mais les élèves y apprennent rapidement; tu sais, tu apprendrais vite aussi, si tes professeurs faisaient des gestes  aussi terrifiants que ceux dont sont témoins ces petites bêtes dans leur milieu de croissance.

     Mets-toi à la place de Silver qui fut poursuivi si souvent par la grosse truite noire ; c'est comme si tu nageais sous l'eau et qu'une énorme baleine cherchait à t'avaler. Tu aurais vite fait d'apprendre à te tenir hors de vue lorsqu'elle serait dans les parages !

     Ainsi s'écoula la vie de Silver pendant tout ce premier été, puis, vint l'automne, refroidissant l'eau et chassant les insectes qui flottent à la surface. Plus rien à faire pour les alevins dont les sens devinrent paresseux et engourdis par le froid et, un à un, ils disparurent, chacun derrière son caillou favori jusqu'à ce que le printemps leur rende à nouveau la vie désirable.

     Silver, plus robuste que les autres, résista plus longtemps à cet engourdissement puis, lui aussi se plaça sous une pierre où il demeura, presque sans bouger. Peut-être pensait-il à ce qu'il avait appris pendant l'été, mais j'en doute. Probablement ne faisait-il que se maintenir à cet endroit, sans idée, sans sensation, dormant tout l'hiver, un peu comme les ours de ton pays.

Chapitre II

     Vers la fin d'avril, il y eut des journées de soleil plus chaud et les oiseaux et les bêtes des montagnes comprirent qu'un autre hiver se terminait. D'une façon hésitante d'abord, puis avec plus de confiance, leur esprit formulait des idées de printemps.

     Les perdrix, le coeur réchauffé, commencèrent à se promener en couples ; le vieux mallard, au cou d'un vert brillant, se mit à nettoyer et replacer ses plumes et à se faire une beauté ; un petit rat-musqué remonta la berge du ruisseau, et assis, se frotta gentiment les yeux avec ses pattes de devant; même le vieux corbeau, habitant des hautes falaises d'où on voit la mer, se mit à croasser à la joie de ce réveil printanier.

     Les tièdes rayons du soleil pénétrèrent les rides du Petit Ruisseau, jusqu'au refuge de Silver, et lui chauffant légèrement les côtes, lui firent réaliser un peu ce qui se passait autour de lui. Il sentit un peu la faim mais il était encore trop engourdi pour réagir. De fait, il était comme toi et moi, au sortir d'un profond sommeil avant que la bonne odeur du bacon rôtissant dans la poêle ne vienne assaillir notre odorat. Mais, dès que ce fumet nous arrive, nous nous levons rapidement, n'est-ce pas?

     Ce fut un peu comme ça pour Silver, même s'il ne s'agissait que d'insectes ou de crevettes. Petit-à-petit, son ventre lui rappela qu'il était bien vide et cela le décida à faire un effort pour happer un moucheron qui descendait avec le courant. Il le manqua et revint derrière sa roche pour toute la journée. Le lendemain, il essaya à nouveau, saisit l'insecte et retourna à son caillou.

     Enfin, mai arriva et avec lui, plus de chaleur. Les petites excursions devinrent de plus en plus nombreuses et Silver se sentait plus affamé à mesure qu'il gobait des insectes. Il avait si faim qu'il remonta le petit rapide où il avait été déposé comme oeuf et là, un festin l'attendait. Des truites étaient à frayer et il y avait une foule d'anguilles, de petites truites et de saumoneaux qui se gavaient de leurs œufs. Silver joignit leurs rangs et, jour après jour, il saisissait des œufs et s'enfuyait avec dès qu'une grosse truite l'apercevait.

     Il était devenu un magnifique petit poisson, plus gros et plus rapide que les saumoneaux de son âge et chaque œuf de truite qu'il avalait lui ramenait sa vitalité perdue lors de son long jeûne de l'hiver. Il commençait à ressembler à une truite mais son corps était plus gracieux et huit marques un peu semblables à des empreintes digitales descendaient sur chaque flanc.

     Mais, à bien l'examiner, on constatait que sa queue était plus fourchue que celle d'une truite et qu'il n'avait que douze écailles entre sa petite nageoire caudale et la ligne qui marquait légèrement toute la longueur de son corps ; une truite n'en a jamais moins de quatorze.

     La vie se passait ainsi, remplie par la tâche quotidienne de trouver de la nourriture. Mais la nature ne repose jamais ; toutes les créatures poursuivent ou sont poursuivies sans cesse et peu d'entre elles ont autant d'ennemis qu'un saumoneau. Silver était devenu trop habile pour être attrapé par une vieille truite, mais, un jour, il vint tout près de succomber à un nouveau danger.

     Il cherchait de la nourriture quand il aperçut ce qui semblait être un petit bâton gris planté dans le gravier. Les tacons sont curieux et Silver, avec deux autres, se rendirent faire enquête. Ils étaient tout près quand tout-à-coup une ombre remua au-dessus d'eux et tous trois plongèrent vers la sécurité d'une pierre. Il y eut une soudaine commotion dans l'eau et seulement deux se rendirent sous la roche, l'autre étant déjà dans l'oesophage d'un vieux héron qui vivait près du cours d'eau. Cette seule expérience lui apprit désormais à se méfier des échassiers.

     Ça prendrait bien des livres pour relater toutes les choses que Silver vit et apprit à connaître dans le Petit Ruisseau, car il y passa encore deux hivers. Il faudrait parler des martins-pêcheurs si bleus qui plongent en trombe pour s'emparer de truites d'alevins et de tacons ; du raton-laveur qui pêche, assis sur une roche plate, dans le tournant en bas du lit de cressons ; du petit cingle plongeur qui peut marcher sous la surface de l'eau et qui se tenait à l'endroit favori de Silver. Mais je dois passer rapidement pour te parler d'un moment qui fit époque dans sa vie.

     C'était le printemps, le quatrième dans la vie de Silver. Je t'ai déjà dit qu'il ressemblait à une truite et tu dois te demander pourquoi je l'appelle Silver. Tu sais fort bien que «Silver» veut dire «argent» et tu ne vois pas la relation. Et bien, voici ce qui arriva: notre saumoneau, comme les autres, nés la même année, virent la couleur de leurs écailles changer. Oh, ce n'était pas grand'chose au début ; simplement un mince film d'argent coulé sur les marques et les empreintes de leurs côtes. Mais, graduellement, cette couleur s'accentua et toutes les écailles devinrent d'un pur argent.

     C'est à cette période que l'eau des petits rapides se mit à chanter: tu as dû entendre déjà ces magnifiques petites chansons de l'eau courante qui, gentiment, mais avec fermeté insinuent une certaine cadence dans ton cerveau. Si tu n'as pas encore perçu cet enchaînement d'accords musicaux, tu le feras sûrement, un jour.

     Cette chanson que les rapides font entendre aux saumoneaux (à ce stage d'acquisition de leur toison argentée, les tacons deviennent « saumoneaux » ou « smolts », comme on les appelle en Anglais et, assez souvent, aussi en Français) est très courte et comme toutes les chansons des ruisseaux et rivières, elle est répétée constamment. Elle dit : « Vas à la mer. » Quatre petits mots : « Vas à la mer » .
Au début, ce n'est qu'un murmure mais un murmure dont le volume va toujours en s'intensifiant.

     « Vas à la mer ! Vas à la mer ! » chantaient les rapides, tout au long du jour et cette idée pénétrait leur cerveau et les rendait agités. Leur queue, leurs nageoires, tout leur corps devenait imbibé de ce rythme et ils étaient excités, sautant hors de l'eau dix fois plus souvent qu'à l'accoutumée.

     Finalement, vint un jour où l'impulsion était devenue irrésistible, l'appel si fort que la plupart d'entre eux, même s'ils ne savaient pas trop pourquoi, se dirigèrent vers l'aval. Ils allaient lentement au début, hésitant, mais l'appel y était toujours, insistant davantage et ils continuaient leur descente, si bien que tout-à-coup, ils se trouvèrent au point où le Petit Ruisseau se jette dans la Grande Rivière à Saumon.

     Silver fut un des premiers à entreprendre ce voyage. Tout au long, il s'était gavé d'insectes et de tout ce qu'il avait pu attraper et manger. Il rencontra beaucoup de saumoneaux et de tacons, certains plus âgés que lui mais, tout-de-même, pas aussi brillants et il est à noter que parmi ces milliers de jeunes saumons, aucun ne semblait aussi gros et robuste que lui.

     Il venait de compléter la première phase de ce grand voyage dans une vie destinée à être un continuel périple. Il était maintenant dans la Grande Rivière et c'était étrange et un peu effrayant. Dans le Petit Ruisseau, les rapides étaient constamment brisés sur les roches et il était facile de dire où le courant était fort et où il coulait lentement.

     Dans la rivière, c'était différent: la surface pouvait bien être polie comme un miroir mais le courant était plus rapide que n'importe où dans le ruisseau. Et puis, c'était si large et profond, il y avait tellement de courants différents que Silver ne savait pas toujours s'il faisait face à l'aval, à l'amont ou à une des rives. Il y avait aussi tellement de nouveaux dangers pour inquiéter un jeune saumon comme lui.

     Un jour, il eut l'occasion d'apprendre une leçon très profitable et cela, aux dépens d'une grosse truite. C'était une belle journée ensoleillée. Il était là, bien sage, rêvassant aux délicieux insectes qu'il aimerait attraper et croquer quand, tout-à-coup, un petit objet brillant vint frapper l'eau un peu en amont et se mit à se dandiner à travers le courant. Il crut qu'il s'agissait de nourriture et juste au moment où il allait s'élancer, une grosse truite passa près de lui, happa sauvagement le petit leurre et se retourna pour gagner son abri sous la berge.

     Mais elle ne se rendit pas ; quelque chose la ramena brusquement jusqu'à la surface de l'eau d'où elle se retourna à nouveau pour nager désespérément vers les profondeurs de la fosse. Une sorte de fil traînait derrière elle, se raidissait et la ramenait quand elle avait réussi à s'éloigner quelque peu.

     Quand elle fut revenue à l'endroit où elle avait saisi le petit clinquant, elle fut retenue, suffocante à la surface, puis une ombre se dessina sur l'eau, un filet fut passé sous elle, la leva dans les airs pour la déposer sur la rive.

     C'était la première fois que Silver voyait un pêcheur à l'oeuvre et il se tint parfaitement immobile, observant ce qui se passait. Par la suite, il réfléchit longuement sur ce qu'il avait vu. Oh, j'imagine qu'il ne pouvait penser aussi clairement que toi et moi, mais il a dû se demander comment il se faisait qu'un beau et gros poisson comme cette truite avait été si facilement vaincu par ce petit objet brillant.

     Il a bien dû se promettre aussi qu'il ne resterait pas en place quand une ombre se pencherait sur l'eau pour passer un filet sous lui. Une ombre, c'est un danger et tous les petits poissons devraient savoir qu'il faut s'élancer vers un abri, dès qu'ils en voient bouger une.

     Mais tu verras qu'il eut bientôt l'occasion d'apprendre à ses propres dépens, ce qui était arrivé à la truite.

Chapitre III

     En peu de temps, Silver se rendit compte que la Grande Rivière connaissait la même chanson que le Petit Ruisseau; elle aussi chantait « Vas à la mer! Vas à la mer! » avec la même insistance, mais d'un ton plus grave, plus persuasif que la voix douce et caressante de ce dernier.

     Comme tous les petits poissons, en fait, comme tous les enfants de la nature, Silver était obéissant et il continuait de descendre et un jour, le courant devint plus fort qu'il ne l'avait jamais vu, la Voix prit de l'ampleur et au loin, il l'entendait mugir et gronder : « Vite ! Vite ! Vite ! ».

     Il se sentit attiré, emporté à une grande vitesse et, soudain, il fut enveloppé dans un bruit de tonnerre, suffoquant au milieu d'écume et de petites bulles blanches. Il tombait, roulait, basculait dans un gouffre noir, presqu'inconscient, puis graduellement, il reprit ses sens dans l'eau calme, hors du courant et au pied des chutes.

     Il se reposa un bon moment puis remarqua que la Voix était devenue beaucoup moins pressante, qu'il ne pouvait plus saisir son message et il décida d'attendre et de récupérer ses forces après cette accablante expérience.

     Son appétit revint et il pensa à trouver un bon endroit pour se nourrir. Il était déjà trop avisé pour se mettre à nager sans scruter les environs pour tout signe de danger et, bien lui en prit parce qu'une grosse truite maraudait en surface, juste au-dessus de lui.

     Silver ne bougea pas. Il n'avait jamais vu une telle truite; elle était longue, épaisse, lourde, elle avait le dos large, verdâtre, moucheté de grosses taches noires. Silver se dit qu'elle était sûrement la « Grand-mère » de toutes les truites. Seulement la voir se nourrir eut été une leçon pour des truites de deux livres et plus et combien davantage pour un petit saumon sans expérience comme Silver.

     Au passage d'un insecte au-dessus d'elle, on ne distinguait qu'un faible mouvement de sa large queue, une légère élévation de sa tête et il ne restait qu'un petit cercle à la surface, laissant deviner ce qu'il était advenu de l'insecte.

     Silver fut grandement impressionné et il résolut de faire de son mieux pour imiter « Grand-Mère » et devenir digne et décontracté comme elle. Mais il était encore timide et il fit en sorte de se soustraire très prudemment de sa vue avant de commencer à faire comme elle.

     Il se trouva un bon endroit un peu plus bas dans le courant et s'y plaça, se maintenant tout près de la surface. Il avait bien choisi et les insectes passaient constamment au-dessus de lui comme de fragiles petits vaisseaux emportés par le courant. Au début, ses efforts pour les saisir nécessitaient des mouvements subits qui troublaient la surface de l'eau, mais il s'améliorait petit-à-petit et il parvint à saisir une succulente petite Black Dose presque sans bouger son corps.

     Il en fut si fier qu'il ne remarqua pas que la petite mouche avait un goût inusité jusqu'à ce que, soudainement il ressentit une vive douleur au palais et un coup violent le retourna sur lui-même. Vif comme l'éclair, il se précipita vers la sécurité de la berge mais quelque chose le retenait et ça semblait être la mouche qui s'était plantée dans son palais.

     Il se débattit, se tortillant, sautant hors de T eau et secouant sa tête mais il se fatigua rapidement et il nagea, suivant la mouche qui l'attirait vers l'autre rive. Il se défendit tout au long, bondit dans les airs deux ou trois fois de plus et, bientôt, épuisé, il gisait sur le côté, sans résistance. Avant même qu'il puisse voir ce qui lui arrivait, il fut élevé dans les airs et déposé sur la rive.

     Silver entendit vaguement une voix qui disait: « Ça parle au diable! Je croyais avoir une truite de deux livres et ce n'est qu'un « smolt ». Depuis tout le temps que je pêche sur la Grande Rivière, je n'ai jamais vu un si gros saumoneau ! »

     Toi et moi eussions reconnu celui qui parlait ainsi. Il s'agissait de l'homme au gilet de cheviot croisé qui avait surveillé si attentivement le père et la mère de Silver au moment du frai dans le Petit Ruisseau. Alors, aucune inquiétude pour notre ami parce qu'il avait affaire avec un sportif qui était un gentilhomme dans la force du mot, un pêcheur émérite: on l'appelait le « Bon Pêcheur ».

     Immédiatement, il sut quoi faire pour Silver. Il s'agenouilla dans l'herbe et, rapidement, mais d'un geste délicat, retira l'hameçon de sa bouche. Puis il prit un tout petit disque qu'il avait dans sa poche et l'agrafa à la drôle de petite nageoire, juste devant la queue de Silver. Ensuite, il mouilla sa main, prit le petit saumon et le plaça dans l'eau, face au courant et l'y maintint un bon moment puis, un petit coup de queue et Silver était parti.

     Le « Bon Pêcheur », souriant, hocha la tête et dit tout haut : « J'espère que l'on se reverra. Un gros et robuste tacon, ça fait un gros saumon et toi, je te vois bien à cinquante livres et plus dans quelques années... »

     Plus tard, quand tu feras la pêche, toi-même, j'espère que tu te souviendras de ce geste du Bon Pêcheur et que tu remettras ainsi à l'eau, tous les petits poissons. Les jeunes saumons et truites sont de délicates petites créatures : si tu les lances tout simplement à l'eau, beaucoup ne survivront pas. Par contre, si tu les maintiens en équilibre et que tu les agites de haut en bas dans le courant, ses ouies vont s'ouvrir et se refermer, absorbant ainsi de l'oxygène et le poisson s'en tirera très bien.

Chapitre IV

     Cette petite aventure ne manqua pas d'impressionner profondément Silver — pendant une heure ou deux !

     Dès qu'il se sentit capable de nager librement, il se réfugia sous une aspérité de la berge pour y rassembler ses idées. Ses blessures n'étaient pas tellement graves mais il s'en inquiétait beaucoup. Sa bouche faisait bien mal, il avait une douleur aux poumons en respirant et il ressentait un curieux malaise à sa petite nageoire.

     Je t'ai dit que le Bon Pêcheur avait attaché un petit disque à cette nageoire qu'on appelle la nageoire caudale et tu te demandes peut-être pourquoi il a fait ça. Et bien, sur le disque, il y avait une lettre et des chiffres, comme ceci: Z 49 6 66. En voici l'explication: la lettre « Z » servait à identifier le Bon Pêcheur dans le but d'en être avisé si quelqu'un prend un poisson ainsi marqué. Le numéro 49 parce que Silver était le quarante-neuvième petit saumon qu'il remettait à l'eau, cette année-là. C'était au mois de juin, donc, le sixième mois et nous étions en 1966, donc 66 indiquant que Silver descendait à la mer pour la première fois.

     Je veux bien croire que même si Silver eut compris tout cela, il n'eut pas été soulagé pour autant du petit malaise qu'il ressentait à sa nageoire caudale, mais tu verras plus tard, au long de ce récit, que Silver était devenu un poisson « marqué » et jusqu'à quel point cette méthode d'identification nous apprend un tas de choses sur les habitudes du saumon.

     Retournons à Silver; il demeura sagement sous la berge pendant près de deux heures puis il avait déjà oublié cette mésaventure. Les petits poissons, comme les petits garçons ont tôt fait d'oublier les choses désagréables. De plus, il avait autre chose dans l'esprit: la Grande Rivière avait recommencé son refrain « Vas à la mer, Vas à la mer ! » et il ne pouvait plus attendre. Pour la première fois, il voulait savoir: il avait dans les veines, le sang de milliers de générations de ses nomades ancêtres, sa toison argentée, nouvellement acquise, le poussait à descendre et il y avait l'attrait mystérieux des vastes espaces salins et des pâturages marins, presqu'illimités qui l'attendaient quelque part au Nord.

     Pendant deux jours, il descendit encore le courant, se laissant mollement emporter en saisissant ici et là une bouchée de nourriture. Le troisième jour, il perçut des herbes différentes sur le fond et l'eau avait acquis un petit goût amer, mais si plaisant qu'il désirait le voir s'accentuer.

     Il continua et tout-à-coup, l'eau coulait en sens inverse et elle était tout à fait différente de ce que Silver avait connu auparavant. Lui-même se sentait tout autre: plus fort, plus léger, plus libre et capable de nager plus rapidement et même de penser plus clairement. De toute sa vie il n'avait connu une sensation aussi exhilarante, tous les muscles de son petit corps se contractaient et il bondissait hors de l'eau, queue par-dessus tête, cinq ou six fois, et comme si ce n'était pas suffisant, encore et encore.

     Ici, une question se pose à laquelle il est bien difficile de répondre: est-ce que le saumon peut parler ou non? Dans certains livres, non seulement les saumons mais aussi les tacons et les saumoneaux parlent et je ne voudrais pas être à l'encontre des auteurs de ces récits merveilleux. Je suis certain que tous les animaux parlent, certains mieux que d'autres peut-être, mais tous suffisamment pour se faire comprendre. Je ne dis pas qu'ils parlent avec leur bouche; certains ont de petits frétillements de la queue ou autres contorsions de leur corps et, c'est ainsi que s'expriment les poissons.

     Aussi, Silver devait pouvoir parler un peu sinon bien des choses qu'il a accomplies eussent été impossibles. C'est un peu comme croire aux fées ; quand on est petit, on y croit réellement, quand on devient un peu plus vieux et qu'on se pense beaucoup plus sage, on n'y croit plus, mais en devenant très âgé, on y croit plus que jamais parce qu'on sait bien que le monde ne serait plus le même, ne serait plus aussi plaisant s'il n'y avait pas ces bonnes fées.

     Mais Silver n'en était pas une et nous ne perdrons pas plus de temps à en parler. Après qu'il se fut lassé de sauter ainsi, il se demanda s'il n'y aurait pas mieux à faire et il regarda autour de lui dans le but de s'informer. Le premier personnage qu'il vit était une belle truite de mer. Elle n'était guère plus grosse que Silver mais elle se donnait des airs importants parce qu'elle était déjà allée à la mer alors que ce dernier ne connaissait pas ça.

     Cependant, il était assez perspicace et il avait deviné cela dans l'attitude de la truite. Alors, c'est avec un air respectueux qu'il agita sa queue, montra ses flancs argentés et sauta hors de l'eau une couple de fois. Dans son language, cela voulait dire: « Tu vois, je suis un saumoneau maintenant, je suis argenté d'un bout à l'autre du corps. Aurais-tu l'amabilité de m'indiquer où je dois aller à présent? »

     Et la truite de mer, flattée d'avoir été approchée si gentiment, lui répondit: « Bien, mon petit poisson, tu vois là-bas cet espèce d'individu long et maigre? C'est un saumon charognard; il est allé frayer dans la rivière l'an passé et il vient d'en descendre. Il se prépare à retourner dans les Grands Pâturages de l'océan, pour reprendre ses forces; tout ce que tu as à faire, c'est de le suivre. »

     Silver et les autres saumoneaux remercièrent poliment la truite. Il y avait des quantités énormes de charognards dans l'estuaire et ils étaient longs et amaigris mais paraissaient tout de même gracieux et bien formés ; ils étaient de nouveau argentés et non plus rouges et laids comme au temps du frai, l'automne précédent.

     Pendant les jours qui suivirent, tous les tacons qui étaient prêts à partir se tinrent groupés, sans s'éloigner des charognards. Ils continuaient à se nourrir d'insectes entraînés par les courants de la rivière mais ils réussirent aussi à trouver, dans l'eau salée, toutes sortes de choses bonnes à manger et, en particulier, les anguilles de sable.

     Silver les découvrit, nageant à environ six pieds de la surface et, même si les tacons n’avaient jamais osé manger quelque chose de si gros auparavant, il conduisit une véritable charge de cavalerie au beau milieu de cette multitude.  Ils étaient peut-être enhardis par l'effet vivifiant de l'eau salée, mais ils plongèrent résolument dans le groupe et se mirent à avaler ces menues anguilles au point d'en éclater.

     C'est ainsi que ça se passa pour quelques jours et les tacons grossissaient à vue d'oeil et devenaient plus gracieux et encore plus brillants. Ils avaient peu d'ennuis dans l'estuaire parce qu'encore trop petits pour intéresser les phoques, lesquels dévoraient quelques charognards et, à part les grosses anguilles, il y avait peu de poissons qui pouvaient les déranger.

     Cependant beaucoup des plus petits étaient dévorés par les goélands qui abondent toujours à la gueule des rivières. Il en est ainsi et, chaque année, meurent des milliers de saumoneaux qui autrement seraient devenus de magnifiques et précieux saumons si la loi n'interdisait pas de tuer les goélands. Heureusement, Silver était déjà trop costaud pour se laisser avaler par ces oiseaux.

     Un bon jour, les charognards se mirent en marche vers le Nord et les petits saumons suivirent. Jour après jour, se nourissant occasionnellement, ils remontaient vers le Nord en longeant la côte. Souvent, des groupes provenant d'autres rivières se joignaient à eux et, de temps à autre, Silver et ses amis s'arrêtaient dans un estuaire particulièrement attrayant, mais, en général, cette migration vers les Grands Pâturages était une montée constante et de plus en plus déterminée.

     Chose assez surprenante, les jeunes saumons n'auraient pas eu à suivre les charognards, ils agissaient comme s'ils avaient toujours connu la route et, de fait, ils la connaissaient. Bien au-delà de la mémoire de l'homme, les ancêtres de Silver avaient emprunté cette route de migration et une connaissance instinctive du trajet avait été transmise de générations en générations de saumons. Il y a des gens qui ricanent quand on parle d'hérédité et de la transmission d'habilité ou même de connaissance des parents aux enfants, mais ceux qui savent quelque chose des saumons ou autres poissons, des animaux ou des hommes vous diront que c'est sérieux et très important.

     Il ne faut pas interrompre notre récit pour trop appuyer sur certaines de ces choses. Il y a des centaines de bouquins que tu peux lire pour décider quel auteur savait quelque chose et quel autre disait des sottises. Bien des gens que l'on croit savants ne peuvent s'entendre à ce sujet et ils ne peuvent pas tous avoir raison. Quoiqu'il en soit, je suis convaincu que Silver aurait pu atteindre les Grands Pâturages sans suivre d'autres saumons comme des milliers de saumoneaux s'y rendent seuls à chaque année.

     Cependant, Silver et ses amis étaient convaincus qu'ils n'avaient rien connu d'aussi grandiose que la mer. Il y avait une abondance inépuisable de nourriture dont ils se gavaient et dont ils profitaient chaque jour. Et puis, l'eau salée les rendaient tellement plus actifs et robustes et c'était si plaisant de sauter de la crête d'une vague et de replonger dans l'eau surgissante de la suivante !

     Bien avant leur arrivée, les tacons avaient au moins doublé leur poids et les charognards avaient retrouvé leur beauté et leur force naturelles. Silver n'avait rien vu d'aussi beau que les sauts de ces magnifiques poissons qui bondissaient à plus de trois pieds dans les airs et frappaient l'eau violemment en tombant. Il se promettait bien, comme le font tous les jeunes, qu'un jour il serait un peu plus beau et un peu plus gros que le meilleur spécimen qu'il voyait. Il semblait bien aussi qu'il y arriverait parce qu'il était issu de nobles et vigoureux sujets et qu'il avait toujours eu une nourriture riche et abondante.

     Chaque jour enrichissait ses connaissances. Tout comme toi et moi qui avons appris que la pouponnière n'était qu'une pièce de la maison, Silver découvrit qu'il y avait un lit de cressons en bas du petit rapide où il était né. Quand nous apprenions qu'il y avait un jardin près de notre maison, Silver apprit que le Petit Ruisseau coulait vers la Grande Rivière. Pour lui, la découverte de la Grande Rivière eut le même effet que pour nous, la découverte du Canada et de ses vastes étendues. Enfin, dans la mer, Silver découvrit ce que toi, tu viendras à connaître du monde extérieur: des peuples, des endroits et des choses si multiples et différents que dans bien des vies tu ne réussirais à en apprendre qu'une petite partie.

     Ce voyage d'exploration les conduisait le long des côtes; ils avaient dépassé les environs de Port-aux-Basques, au sud de Terre-Neuve et ils remontaient le long de la côte est, se dirigeant vers le sud du Groenland où se trouvent les Grands Pâturages.

     Avant d’y arriver, ils rejoignirent un énorme banc de harengs et il n'y a rien dans toutes les rivières ou toutes les mers du globe que le saumon préfère au hareng. Malheureusement pour ces derniers, ils se dirigeaient aussi au même endroit, alors les saumons les suivaient tout simplement en croquant ici et là, selon leurs besoins.

Chapitre V

     Il n'y a pas longtemps que nous savons où se trouvent ces pâturages marins ; certains les avaient situés avec assez de précision mais on n'en eut la preuve définitive il n'y a qu'une dizaine d'années. Le Groenland est une possession danoise et ce sont les pêcheurs du Danemark qui les découvrirent accidentellement.

     C'est possible que les saumons aient d'autres lieux favoris, mais peu probable parce que, près des côtes du Groenland, on en a capturés qui avaient été étiquetés dans les rivières de tous les pays où il y a des saumons de l'Atlantique.

     Ce qui les fait choisir un endroit c'est la facilité de se nourrir, soit la quantité de nourriture qu'il a à offrir. Des millions de petits poissons y attirent le hareng, lequel amène le saumon; il y a aussi beaucoup de phoques parce que ces derniers sont friands de saumons.

Silver et les autres tacons
     En peu de temps, Silver et les autres tacons se sentirent tout à fait chez eux et les harengs et petites anguilles de sable avaient bien peu de répit. On devait être à la mi-juillet quand ils arrivèrent aux Grands Pâturages et, pendant les deux mois qui suivirent, l'eau n'était pas trop froide et la nourriture abondante; c'était le parfait bonheur! Ils ne faisaient que manger et manger si bien qu'ils étaient devenus de vrais petits saumons et Silver croissait encore plus vite que les autres.

     Puis, à partir de la fin de septembre, l'eau se mit à refroidir et la nourriture devenait plus rare. Il y en avait suffisamment tout au long de l'hiver, mais ce n'était plus un festin continuel comme en juillet et août de sorte que leur croissance prit un peu de retard.

     Au début d'avril, c'était encore l'hiver dans ces eaux nordiques mais Silver commença encore à se sentir impatient. Il avait maintenant cinq ans et il avait beaucoup changé depuis qu'il avait quitté la Grande Rivière, il y a un peu moins d'un an. Il était devenu un magnifique spécimen argenté et pesant presque six livres ; il était tout comme un saumon adulte, même s'il n'était encore qu'un castillon (grilse). Il y en avait beaucoup de ces jeunes poissons qui avaient gagné la mer en même temps que lui, mais peu avaient atteint une aussi forte taille que la sienne.

     Fait curieux, l'agitation qui envahissait Silver semblait provoquée par la présence d'un autre castillon du même âge, une gracieuse petite femelle dont il recherchait souvent la compagnie. Quelque chose les dérangeait, ils ne tenaient plus en place si bien qu'un bon jour, ils partirent tous les deux, se dirigeant vers le Sud.

     Ils voyageaient, accélérant leur rythme ; ils passèrent près de l'embouchure de magnifiques rivières sans s'y arrêter et finalement arrivèrent dans l'estuaire de la rivière qu'ils avaient quittée étant tacons.

     Ils y séjournèrent quelque temps, comme s'ils hésitaient à quitter l'eau salée ; mais ce n'était pas aussi plaisant que lors de leur premier séjour en cet endroit. Silver était un peu irritable, il n'avait plus d'appétit et la vue des petits poissons qu'il avait l'habitude de poursuivre ne l'excitait plus. Et puis, il y avait la Voix qui s'était mise à répéter, faiblement mais avec insistance « Monte frayer, Monte frayer ».

     Le courant de la rivière devint plus perceptible, plus frais et puis l'amie de Silver (nous l'appellerons Gracieuse, parce que gracieuse elle l'était assurément) semblait encore plus désireuse que lui d'aller dans la rivière et ils se mirent en marche.

     En remontant le courant, l'eau devenait plus forte, plus fraîche ; toute la neige était fondue, mais il y avait eu de fortes pluies dans les montagnes et le niveau de l'eau était très élevé. Ils n'étaient pas seuls à voyager dans la Grande Rivière; il y avait de gros saumons, des plus petits, des castillons comme eux et tous n'avaient qu'un but, se rendre aux territoires de frai.

les eaux de la Grande Rivière
     En passant par les fosses, certains arrêtaient, mais comme l'eau était très forte, la plupart se rendirent directement au pied des chutes. Si tu les avais vues ces chutes, tu te serais sûrement demandé comment les saumons pourraient bien les remonter : elles avaient bien dix pieds de hauteur et toutes les eaux de la Grande Rivière s'y précipitaient en torrent impétueux dans un grondement incessant.

     Mais Silver et Gracieuse étaient venus à la rivière avec un but précis et la Nature avait pris soin d'implanter en eux une détermination qui leur permettrait de surmonter tous les obstacles du parcours. Ils étaient nombreux les saumons dans cette Fosse des Chutes et tous étaient résolus à les franchir et se rendre sur les frayères et, dans presque tous les cas, à celle-là même où leur mère les avait déposés comme oeufs dans les beaux graviers bien oxygénés d'un petit rapide.

     Ils reposèrent indolemment pendant une couple de jours, refaisant leurs forces en vue de l'effort ardu qu'ils auraient à fournir. Le jour, ils étaient bien calme mais, le soir venu, Silver laissait son amie et nageait en direction des chutes, montait à la surface et son dos roulait hors de l'eau, à différentes reprises. Pourquoi faisait-il cela ? C'est un peu difficile à expliquer mais peut-être faisait-il comme nous qui marchons de long en large quand nous sommes particulièrement préoccupés.

     Pour lui, le problème était fort probablement la façon de s'y prendre pour franchir les chutes, parce qu'un soir, après avoir répété ce petit manège, il alla chercher Gracieuse et tous deux vinrent se placer sur le fond, immédiatement sous la chute. Puis, Silver se mit à nager en cercle, deux ou trois fois, assez lentement, puis tout-à-coup, il s'élança à fond de train, directement vers la surface, tendit tous les muscles de son corps, bondit dans les airs et atteignit la crête de la chute.

     Un bon moment, il resta en place, nageant de toutes ses forces pour progresser mais le courant était trop fort et il fut rejeté dans la fosse. Pendant qu'il se reposait au fond, Gracieuse fit exactement la même chose mais elle ne put vaincre le torrent impétueux et se retrouva près de Silver. Ce dernier réussit à sa deuxième tentative et il nagea dans les eaux calmes de la fosse suivante où, bientôt, Gracieuse vint le rejoindre.

     Ils étaient bien contents de trouver cette belle fosse calme et ils y demeurèrent assez longtemps. L'eau baissait rapidement sous l'effet des rayons ardents du soleil et bientôt la rivière était dans un état d'étiage assez avancé. Dans ces conditions, les saumons sont moins pressés, ils ont encore tout le temps pour se rendre à la frayère et la Voix n'insiste presque pas pour les faire monter.

     Ils devaient cependant découvrir qu'ils ne peuvent être bien longtemps dans une fosse sans qu'il ne survienne quelque chose d'excitant. Ils y étaient depuis plus d'une semaine, faisant la paresse, ne bougeant même pas pour se nourrir. Le fait est qu'ils n'avaient aucun appétit, parce que, tu sais, ils ne mangent pas quand ils sont dans l'eau douce. D'ailleurs, imagine-toi, qu'est-ce qu'ils auraient bien pu trouver d'intéressant comme nourriture après avoir quitté la mer où il y avait surabondance de tout.

     Alors ils se tenaient en place, gisant sur le fond, tout près l'un de l'autre, derrière une roche qui créait les conditions idéales pour eux. Une fois ou deux, pendant la journée, Silver gagnait la surface et roulait hors de l'eau, puis, surtout le soir, ils s'amusaient tous deux et, de temps à autre faisaient de gracieux sauts dans les airs.

Chapitre VI

     Le premier personnage à venir troubler la quiétude de Silver et de Gracieuse fut la belle dame en brun, la Loutre.

     Tu entendras probablement des gens dire que les loutres ne dérangent pas beaucoup les poissons et d'autres te diront tout-à-fait le contraire ; la vérité se situe entre les deux extrêmes. Il y a des loutres dans certaines rivières qui ne s'attaquent à peu près jamais aux saumons mais il y en a d'autres qui se nourrissent souvent de poissons. Certaines, plus puissantes et vicieuses, s'appliquent à les mordre et même à les tuer par pur plaisir. C'est une de ces dernières qui vint visiter nos amis.

     Elle remontait la rivière, un beau spécimen astucieux et féroce, capable de nager presqu'aussi bien que le plus rapide des saumons. Comme nous, elle devait se nourrir et, avec tous ces attributs physiques, elle avait le choix de ce qu'il y avait de meilleur.

     Quelques rides à la surface alertèrent nos deux castillons, puis ils virent sa longue forme plonger vers eux. Bien entraînés à fuir le danger, ils se sauvèrent immédiatement, mais en dépit de leur vitesse, ils ne devaient pas s'en tirer indemnes.

     Peut-être Gracieuse ne fut-elle pas aussi rapide qu'elle le voulait ou la Loutre l'avait choisie comme victime, mais en un instant, les puissantes mâchoires s'étaient refermées et le sang jaillissait d'une vilaine blessure près de sa queue. Les dents aiguës ne purent cependant pas retenir leur prise et Gracieuse s'élança vers le haut à une vitesse telle que la loutre n'aurait pas pu la rattraper.

     Elle venait de se retourner pour la poursuivre quand un malheureux saumon affolé par la peur, vint passer entre les deux. Les cruelles mâchoires frappèrent à nouveau et, cette fois, elles avaient une bonne prise et madame la Loutre remonta à la surface, entraînant le pauvre saumon qui se tordait de douleur.

     Les deux castillons furent à ce point impressionnés par cette aventure qu'ils voyagèrent rapidement passant deux ou trois fosses sans s'arrêter. Gracieuse souffrait beaucoup : les dents cruelles avaient fait de profondes entailles et son instinct lui disait qu'elle devrait se rendre à la frayère sans plus tarder. De plus, des parasites d'eau douce s'étaient déjà attachés à ses plaies vives, ce qui la faisait souvent sauter hors de l'eau dans un effort pour se débarrasser de ces pestes qui étaient devenues une source d'irritation constante.

     Toutefois, la fatigue les força à s'arrêter dans la belle fosse où le Petit Ruisseau rejoint la Grande Rivière et Silver y connut une autre mésaventure qui aurait pu être désastreuse.

     Un jour, ils reposaient au fond de la fosse, parfaitement immobiles sauf pour une presqu'imperceptible agitation de leur large queue. Peu à peu, l'attention de Silver fut attirée par un petit objet ressemblant à une crevette et s'agitant à quelques pouces de la surface, presqu'au dessus de lui. Ça disparaissait subitement mais revenait aussitôt et recommençait le même petit manège.

     Silver devenait de plus en plus agacé; n'était-il pas un des maîtres de la rivière? Pourquoi se laisserait-il taquiner par cette espèce de petite crevette, moins d'un pouce de long? Ah, non ! Pas encore ! D'un violent coup de queue, il s'élança vers le haut et saisit cet agaçant petit objet. Satisfait il retournait vers le bas quand, soudainement, il ressentit un violent choc, suivi d'une forte douleur à la mâchoire et, trop tard, il se souvint d'une expérience semblable qu'il avait connue.

     Cette petite crevette était plus forte que lui, exactement comme la petite « bébelle » métallique qu'il avait saisie alors qu'il n'était qu'un simple saumoneau. Sentant la douleur et le choc, il secoua vivement la tête et continua vers le fond, peut-être pour penser à son affaire un moment ou deux.

     La petite crevette, cependant, semblait avoir d'autres intentions et elle tirait constamment avec persistance comme si elle ne voulait pas le laisser descendre entre les roches. Terrifié, il s'élança à vive allure jusqu'au bas de la fosse. Il s'y arrêta mais le vilain objet continuait de tirer sur lui, donnant aucun répit ni chance de se reposer. Furieux, il se précipita vers l'amont, dans une course folle et, rendu à la tête de la fosse, il bondit deux fois dans les airs, secouant sauvagement la tête. Mais, toujours la mouche demeurait dans sa mâchoire et, avec une persistance ennuyante, plutôt qu'avec force, l'attirait vers la rive.

     Il se laissa faire dans l'espoir de reprendre un peu ses sens. Quelque chose s'approcha de lui, par l'arrière et il s'éloigna en toute hâte. La même chose se répéta encore et encore jusqu'à ce qu'il n'eût plus assez de force pour nager. Il roula sur le côté et il fut attiré au-dessus du filet qui le déposa sur la berge sans aucune résistance de sa part.

     Cela aurait bien pu être la fin de ce récit, mais, non; une fois de plus Dame Chance favorisait Silver. C'était le Bon Pêcheur qui venait de le maîtriser et, en un instant, il reconnut le petit disque qu'il avait attaché à la nageoire caudale de Silver.

     Il lut le numéro sur l'étiquette et sourit de complaisance. « Tu es revenu, mon saumoneau géant » dit-il. Tu es maintenant un superbe castillon, mais j'ai bon espoir que tu deviennes bien plus gros. Un jour, tu feras les cinquante livres. »

     Tout en monologuant ainsi, ses doigts, délicatement, enlevaient la mouche et, sitôt fait, il avait remis Silver à l'eau, le maintenant en équilibre jusqu'à ce qu'il fut suffisamment remis pour nager de lui-même.

     Silver se rendit directement au fond, près de Gracieuse et il se sentait plutôt piteux. S'il pouvait réellement réfléchir il devait être tout-à-fait mystifié et confus par tout cela : deux fois il avait été attiré hors de l'eau par de minuscules objets qui avaient plus de force que lui, mais, deux fois, il en était revenu.

     Toi et moi savons pourquoi: c'est qu'il avait eu affaire au Bon Pêcheur qui était un véritable gentilhomme sportif. Il l'avait étiqueté, la première fois et puis, il souhaitait, qu'un jour, Silver devienne un magnifique super-saumon. Ce dernier n'en savait rien cependant et il se peut bien qu'il croyait avoir survécu grâce à son adresse, tout comme il avait échappé à la Loutre.

     Quoi qu'il en soit, l'aventure lui fut valable parce qu'épuisé et rompu comme il se trouvait après ce rude combat, il comprit pourquoi Gracieuse voulait se rendre rapidement à la frayère. Ainsi, comme il gisait sur le fond, récupérant, son instinct lui dictait avec urgence « Vite à la frayère » et cette même nuit, les deux jeunes saumons laissèrent la Grande Rivière pour s'engager dans son tributaire.

Chapitre VII

     Rien ne peut motiver autant d'efforts chez un saumon que la crainte de devenir complètement épuisé avant d'avoir pu frayer et Silver et Gracieuse étaient dominés par cette appréhension. L'énergie dépensée lors de l'ascension dans la rivière, en plus du long jeûne — n'oublie pas qu'ils n'avaient pas mangé depuis leur arrivée en eau douce — suffisaient à les affaiblir, mais, de plus, les parasites sapaient la résistance de Gracieuse tandis que Silver s'était littéralement vidé dans ses efforts pour échapper au Bon Pêcheur.

     Toutes leurs pensées portaient sur où, quand et comment ils allaient frayer. Gracieuse, comme toutes les bonnes mamans, était très méticuleuse et il lui fallait un bon gravier propre, un petit rapide d'eau fraîche, pas trop profond mais avec suffisamment d'eau et un endroit hors du courant trop fort des crues saisonnières. Il fallait que tout soit exactement à son goût soit un lit où le ruisseau pourrait bien prendre soin de ses œufs. Autrement «tout aussi bien ne pas les pondre du tout ! »

     Finalement, elle jeta son dévolu sur l'endroit précis que le père et la mère de Silver avaient choisi. Même là, elle eut un peu à redire « l'eau sera peut-être trop profonde après de grosses pluies» et ainsi de suite, mais enfin, elle semblait assez satisfaite. La décision prise, les deux s'installèrent à cet endroit pendant de longs jours, dans un état de relaxation complète.

     Ils n'étaient plus déjà les belles créatures de leurs beaux jours dans l'océan. Leur livrée argentée, si brillante était devenue terne et même rouillée, leurs corps fermes et gracieux étaient maigres et flasques et leur tête semblait avoir grossi démesurément. Mais chaque jour les préparait davantage et, finalement, Gracieuse commença à pondre ses premiers œufs.

     Je ne crois pas que tu aies vu des saumons sur une frayère mais, s'il y a une rivière à saumon près de chez-toi, tu devrais aller voir ça parce qu'il s'agit d'un des plus beaux spectacles de la nature.

     Gracieuse était en place, au-dessus de l'endroit choisi, immobile si ce n'est de sa bouche et de ses ouïes qui s'ouvraient et se refermaient rapidement, puis, tout-à-coup, elle se mettait à agiter sa queue si violemment qu'elle devenait presqu'invisible dans la commotion qu'elle causait sous l'eau. Ces mouvements ultra-rapides créaient une succion qui délogeait les petites pierres du fond et, ainsi, elle creusait un nid.

     Silver, pendant ce temps, se tenait tout près et de longues lacérations sur ses flancs témoignaient des combats qu'il avait engagés pour chasser les autres mâles qui convoitaient sa compagne.

     Puis, le corps de Gracieuse adoptait la forme de la cavité qu'elle venait de creuser et devenait agité de contorsions violentes. Elle pondait une partie de ses œufs et Sil-ter était déjà tout à côté répandant une partie de son sperme qui devait les féconder. Une effusion blanche voilait temporairement tout le nid et le mâle démontrait la même agitation que la femelle.

     Tout de suite après, Gracieuse avançait de quelques pieds et creusait un autre nid, dégageant des cailloux qui allaient couvrir les œufs déposés dans la première cavité. Tout cela durait plusieurs jours jusqu'à ce que tous les œufs soient enfouis dans une série de nids.

     Gracieuse était maintenant extrêmement faible, les parasites attachés à sa plaie lui causant énormément d'ennuis, mais Silver était en assez bonne forme pour un saumon qui venait de frayer. Évidemment il était affaibli, ce qui est normal après le frai et son instinct le poussait à descendre à la Grande Rivière.

     Les deux partirent ensemble mais la femelle pouvait à peine nager et, cela peut sembler cruel, mais bientôt Silver l'avait abandonnée pour continuer sa route tout seul. C'est que ni les animaux, ni les poissons ne s'attardent pour attendre un des leurs, trop faible pour suivre; c'est une des règles qui guide leur instinct de survie.

     Silver était fort bien constitué et il sentait probablement que sa compagne ne pourrait jamais regagner l'eau salée à cause de la blessure infligée par la Loutre. Et, de fait, au bout de deux ou trois jours, devenant de plus en plus faible, elle ne pouvait plus maintenir son équilibre dans l'eau; elle gisait au fond, sur le côté jusqu'à ce que quelques derniers soubresauts viennent agiter son corps et elle ne vivait plus. La pauvre femelle avait accompli sa tâche, noblement, mais elle devait payer le prix d'un moment d'inattention et la nature ne pardonne pas cela quand survient un danger.

     J'imagine que Silver eut bien peu d'autre pensée pour Gracieuse bien qu'il ait pu, au début, manquer sa compagnie, mais sa nature le dirigeait vers une fosse profonde de la Grande Rivière pour y passer l'hiver. Cette période dût lui sembler bien longue: un hiver de jeûne, dans la noirceur, sous les glaces mais il était dans un semi-coma, comme tous ses compagnons qui ne descendirent pas à la mer immédiatement après le frai.

     Le printemps arriva et la sortie des glaces et un soleil faible et pâle vint éclairer les profondeurs de la fosse et sortir Silver de sa torpeur. Il commença à s'agiter, de même que ses compagnons puis, ils se dirigèrent vers la mer. Il avait repris un peu de force mais ce fut quand même une longue descente et ce n'était que la Voix qu'il avait entendue une fois déjà, la persistante admonition « Vas à la mer, Vas à la mer » qui le poussa à entreprendre ce long voyage.

     Il arriva enfin à l'estuaire; il avait déjà six ans et quelques mois et l'apparence émaciée d'un castillon qui avait frayé. On appelle cela un « charognard », mais c'est un si vilain nom que je ne veux pas en affubler notre ami Silver.

     Lentement au début, parce que son estomac devait être réhabitué, il commença à se nourrir, puis, ce fut avec une voracité que tu peux bien imaginer : il n'avait pas mangé depuis près d'un an! Peu après, il se joignit à un groupe qui regagnait la mer, pourchassant les bancs de harengs et tout ce qu'il pouvait attrapper sur son passage. Très vite, la plupart d'entre eux étaient, à nouveau, en pleine forme et Silver dut se demander ce qui avait bien pu le pousser à laisser un tel paradis.

     Je puis te parier, qu'à maintes reprises, il s'est bien juré de ne jamais plus retourner à la rivière. En tout cas, il allait encore une fois dans les Grands Pâturages et il y demeura presque deux ans à se gaver comme les saumons savent le faire : leur rythme très rapide de croissance indique bien cela.

     C'est pas chose des plus facile que de raconter tout ce qui a pu lui arriver durant cette période parce que nous ne connaissons que très peu de ces pâturages marins mais on peut bien supposer qu'il a dû lui arriver de nombreuses et souvent terrifiantes aventures. Tu sais combien cruelles sont les lois de la nature, surtout dans les profondeurs de l'océan. La première c'est celle de la survie du plus fort: de tous petits organismes servent de nourriture aux petits poissons qui en nourrissent de plus gros qui, à leur tour, sont mangés par d'autres encore plus gros et ainsi de suite.

     Silver, se nourrissant à volonté, devint un spécimen exceptionnel, bien formé et rapide comme nos meilleurs athlètes, et il était bien constitué pour échapper à ses innombrables ennemis.

     Presque chaque jour de la vie d'un saumon se passait à poursuivre les bancs de harengs. Une fois, Silver et ses compagnons en rencontrèrent un groupe particulièrement imposant et ils se mirent à leur poursuite comme si une loi leur imposait d'en manger le plus possible et au plus tôt. Il y en avait des milliers et Silver fonça et chargea à coeur joie si bien que, repu, il décida de gagner les profondeurs et se reposer.

     Tout-à-coup, il vit, ou plutôt, il pressentit une grosse forme derrière lui. « Une Loutre! » s'écria-t-il, plongeant encore plus bas, mais il avait tort. Il s'agissait d'un Marsouin et il en vit plusieurs autres. Les saumons s'élancèrent dans toutes les directions, certains sautant hors de l'eau, d'autres sautillant à la surface, mais, ce fut un désastre! Ils étaient trop lents après leur copieux repas et la plupart furent attrapés un à un. Seul Silver et quelques autres, plus avertis, échappèrent au massacre en gagnant les profondeurs au premier signal d'alerte.

     C'était la première fois qu'il rencontrait des marsouins, mais certainement pas la dernière. Peu après, il devait faire la connaissance du Phoque, cet animal que l'on retrouve en grand nombre dans les Grands Pâturages. Le Phoque aime à nager sous un groupe de saumons et en saisir un pour l'amener à la surface où il joue avec lui comme un chat s'amuse avec une souris jusqu'à ce qu'elle meure. On peut le voir lancer un saumon dans les airs et l'attraper au vol, le laissé aller un instant puis plonger et le capturer à nouveau pour le secouer comme un Terrier secoue un rat.

     Après avoir été témoin d'une telle scène, Silver n'avait aucune envie de servir de jouet à ces cruels phoques et aussitôt qu'un apparaissait, il se séparait tout de suite de ses amis. Il avait appris que les phoques s'attaquaient au plus fort d'un groupe de saumons, de même que ces derniers s'élançaient toujours au beau milieu d'un banc de harengs.

     Ainsi, presque deux ans s'écoulèrent, puis, graduellement, il se sentit tourmenté à nouveau ; quelque chose l'agaçait qu'il ne pouvait s'expliquer. Il était maintenant un magnifique poisson de plus de trente livres et un de ces rares saumons destinés à frayer plus de deux fois, mais il ne pouvait pas savoir cela.

     À date, il n'avait frayé qu'une fois, mais les petits signaux avaient recommencé et il devait bientôt se diriger vers le Sud pour son second voyage à la Grande Rivière. Tout allait sans encombre et il passait près de la côte sud de Terre-Neuve quand il évita de justesse un des plus graves dangers à l'avoir menacé jusque-là.

     Il nageait à un rythme régulier, quelques verges derrière plusieurs autres saumons quand, tout-à-coup, celui en tête sembla frapper un mur invisible. Les autres s'arrêtèrent aussi soudainement et Silver vit qu'ils se débattaient furieusement et qu'ils semblaient empêtrés dans une sorte de toile d'araignée.

     Il y arrivait lui-même et il n'avait pas le temps de se retourner. La frayeur le fit bondir hors de l'eau et c'est ce qui lui sauva la vie, parce qu'en retombant il avait franchi la ligne avec les morceaux de liège qui supportait le filet et il nageait en liberté au-delà de l'obstacle.

     Silver aperçut bien d'autres filets après celui-là mais, comme il ne fut jamais capturé, j'imagine que son expérience lui avait appris un truc et qu'il continuait à sauter par-dessus ou à les contourner prudemment.

     Dans l'estuaire de la Grande Rivière, il rencontra bien d'autres saumons regroupés dans un même but. Tout était comme lors de son premier voyage mais, avec une différence: Silver était maintenant un vrai saumon adulte, aussi gros que la plupart et peut-être le plus superbe de tout le groupe et il n'eut aucune difficulté à se trouver une jolie femelle d'environ vingt-quatre livres qu'il adopta comme compagne.

     Ils formaient un couple magnifique, bel exemple de la sagesse des règles de la nature. Tu apprendras que chez les animaux sauvages comme chez les poissons, les plus virils rencontrent les meilleurs spécimens féminins. Ce n'est pas l'effet du hasard parce que Dame Nature est bien trop sage pour laisser son domaine gouverné par des accidents. Au contraire, elle planifie et joue de l'intrigue afin que ses enfants croissent en qualité de même qu'en quantité.

     Elle se dit : « De sains et robustes parents engendrent de meilleurs sujets et en plus grand nombre. » Alors, elle prend bien soin de s'assurer que de bons sujets se rencontrent et, de plus, elle s'arrange pour que de pauvres et difformes créatures n'aient pas d'enfant du tout. Ses lois sont sévères et rigides et nous, les humains, aurions beaucoup à apprendre d'elle.

     Mais, en louangeant Dame Nature, j'oubliais Silver et sa nouvelle épouse. Ils se sentaient trop heureux pour laisser l'eau salée immédiatement et ils passèrent bien des jours dans l'estuaire attendant que de bonnes pluies dans les montagnes viennent grossir la Voix de l'eau douce, les appelant sur les frayères.

     Ils devaient passer une partie de leur temps à poursuivre les anguilles de sable et à s'amuser ensemble. Je vois Silver démontrant à sa compagne combien haut il pouvait sauter et comment vite il pouvait nager et, elle, l'imitant à son tour pour faire voir qu'elle pouvait presque l'émuler.

     Tu vois que les jeunes filles modernes qui pratiquent presque tous les sports n'ont pas réellement changé grand’chose à l'ordre millénaire de la nature.

Chapitre VIII

     Toutes les bonnes choses ont une fin sinon les plans bien ordonnés de la nature ne seraient pas réalisés. Silver et son amie commencèrent à perdre leur appétit et les courants d'eau douce devenant de plus en plus perceptibles, le refrain bien connu « Viens frayer. Viens frayer » se mit à gagner en intensité.

     Des millions de saumons ont entendu cet appel comme des millions d'autres l'entendront mais il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais un saumon qui a refusé ou qui refusera de faire tout en son possible pour y répondre.

     Ainsi, Silver et sa nouvelle épouse laissèrent l'eau salée qu'ils préféraient pourtant, et d'autres saumons qui n'avaient pas encore perçu le message, continuaient de s'y amuser, pensant peut-être aux beaux jours passés dans les Grands Pâturages ou encore, aux dangers qui les attendaient au cours de leur montée en rivière.

la Fosse des Chutes
     Nos deux amis voyageaient lentement au départ parce que la Voix ne se faisait entendre que mollement, elle priait mais n'insistait pas. Elle les attira, tout de même, sans arrêt, jusqu'à la Fosse des Chutes. Ici, Silver constata qu'il y avait eu de gros changements depuis son dernier voyage et il ne pouvait se les expliquer.

     Près de la rive droite, il y avait un nouveau petit ruisseau étroit qui coulait entre deux murs blancs et lisses. Il s'agissait d'une échelle migratoire ou une série de marches en béton sur lesquelles l'eau coulait en petites cascades très faciles à suivre. C'était pour aider les saumons à franchir les chutes parce que, certains, moins vigoureux ou habiles, n'y parvenaient pas.
Mais Silver les avait déjà sautées alors qu'il n'était que castillon et il était certain qu'il pourrait le faire encore plus facilement, maintenant. Alors il étudia les nouveaux courants puis, il dédaigna la passe. Entre nous, je crois que sa grande forme physique le rendait passablement orgueilleux. Tu sais, ça n'existe pas seulement chez les hommes et, les animaux aussi, peuvent avoir la tête enflée !

     Après quelques jours dans la fosse, il se rendit compte que même s'il était fort et imposant, il y avait des créatures mystérieuses sur les rives qui lui manquaient de respect, lui donnant peu de répit. Tout au long de la journée, il y avait des pêcheurs et de belles mouches de toutes formes et couleurs agaçaient les saumons continuellement.

     Silver avait déjà eu sa leçon et ne voulait pas toucher aucun de ces leurres, mais, souvent, il en voyait de bien tentants et il les suivait à travers la fosse ayant presqu'envie d'en saisir un. Sa compagne, elle, était plus impétueuse et Silver pouvait difficilement la retenir quand une belle petite Jock Scott venait se dandiner devant son nez. Même que, deux fois, il dut la frapper de son épaule, à la façon d'un joueur de Hockey, pour l'empêcher d'en gober une.

     Il n'est pas facile d'expliquer pourquoi les saumons ont tellement envie de ces petites mouches quand elles sont bien présentées. C'est certain que Silver et son amie n'avaient pas de réponse à cela parce qu'ils n'avaient aucunement l'envie de manger. Quand un saumon est dans la rivière, il n'a pas besoin de nourriture ; en fait, son estomac ne pourrait pas en digérer. C'est une bonne chose parce que s'il le pouvait, il ne s'en trouverait pas en quantité suffisante pour nourrir le dixième des saumons qui s'y trouvent.

     Il est possible que ces petits leurres ressemblent à certaines bouchées qu'ils prenaient en mer et, en les voyant, ils s'élancent à leur poursuite, par réflexe. Il se pourrait aussi que, les saumons devenant irritables, ils saisissent ces mouches pour les détruire, pour s'en débarrasser.

     C'est là une question qui a intrigué les pêcheurs depuis des siècles et qui est souvent la cause de bien des discussions. Je sais qu'un saumon n'a pas besoin de manger, mais quand il était saumoneau, il se nourrissait d'insectes dont certains ressemblaient à ces petites mouches et puis, dans la mer, il devait souvent saisir des objets brillants et les manger. Une habitude comme celle-là ne se perd jamais tout-à-fait et je crois que c'est à cause de ça qu'il prend la mouche.

     Mais, revenons à nos saumons. Harassés qu'ils étaient par les pêcheurs, ils ont franchi les chutes pour se rendre à une fosse plus tranquille. Puis, le niveau de l'eau se mit à baisser; jour après jour, le soleil plombait et il ne pleuvait pas dans les montagnes, alors l'eau devenait chaude et moins oxygénée.

     Les saumons perdaient graduellement leur belle couleur brillante et de grosses taches de rouille commençaient à apparaître sur leurs flancs. Ils devenaient aussi plus irritables et je crains bien que s'il y avait eu des pêcheurs pour leur présenter une mouche, notre ami Silver aurait bien pu se laisser tenter, mais c'était une fosse éloignée et peu accessible. D'ailleurs quand l'eau devient basse et trop chaude, les pêcheurs sortent moins souvent.
 
     Ce fut un été long et difficile pour nos amis. Pendant des semaines, il n'y eut aucune pluie et l'eau baissait toujours. Silver et sa compagne demeurèrent dans cette fosse parce qu'un beau ruisseau venait s'y verser. Ils s'étaient placés un peu plus bas où ils pouvaient profiter de cette eau plus froide et mieux oxygénée, ils bougeaient le moins possible et ménageaient leur énergie.

     Je ne veux pas dire qu'ils ne bougeaient jamais parce qu'occasionnellement, un des deux sautait très haut dans les airs et retombait en frappant l'eau durement, comme un castor le fait avec sa queue. Pourquoi, me diras-tu. Personne peut le dire avec certitude mais il est possible qu'ils ressentent certains malaises alors qu'ils se préparent à frayer et qu'en se frappant ainsi, ils en retirent un certain soulagement.

     Mais il est certain que, parfois, ils sautent pour attaquer toute chose qui les irrite parce que, bien entendu, ils deviennent plus grincheux à mesure que l'heure du frai approche. Je vais te conter ce que Silver fit un jour.

     Tu connais ça les petites bergeronnettes noires et blanches avec de longues queues? Il y en avait un couple qui résidait tout près de la sortie du petit ruisseau et ils passaient leur temps près de la rivière et même, allaient parfois à l'eau et j'imagine, qu'à la longue, ça agaçait notre ami Silver.

     Tu as dû en voir de ces petits oiseaux à la recherche d'insectes au bord de l'eau; ils sautillent de roche en roche et, parfois, restent en l'air un bon moment, sans avancer, mais battant des ailes et se balançant à l'aide de leur queue. Et bien, une fois il y en eut un qui s'était dandiné un peu trop longtemps tout près de Silver et comme il imitait un hélicoptère juste au-dessus de lui, ce dernier sauta hors de l'eau et faillit l'attraper par la queue. L'oiseau fut assez rapide et s'échappa, mais il dût avoir une bonne peur parce qu'il apprit à garder ses distances par la suite !

     Finalement, en septembre, il y eut des pluies abondantes et les forts courants d'eau fraîche incitèrent nos amis à voyager. Sans arrêt, ils remontèrent toute la Grande Rivière et se rendirent directement dans la fosse en bas de la frayère que Silver commençait à bien connaître. Tout se passa bien et ils venaient à peine de terminer leur frai que Silver fut victime d'une nouvelle aventure : pour la première et dernière fois de sa vie, il fut pris dans un filet !

     On dit que le saumon est le plus noble et peut-être aussi, le plus beau des poissons. Je crois que c'est vrai mais il n'est pas très, très qualifié pour prendre soin de lui-même, surtout, de sa naissance à son premier départ pour l'eau salée.

     Les hommes ont appris cela et comme ils veulent voir le plus grand nombre possible devenir de beaux gros saumons, ils essaient de les protéger à ce stage de leur vie. Alors, voici ce qui se fait parfois. Des équipes spécialisées vont à la tête de certaines rivières et prennent au filet des saumons qui sont sur le point de frayer; ils les amènent au bord et avec une pression sur le ventre, ils font sortir les œufs des femelles et la semence du mâle.

     Ils transportent le tout à une station piscicole où les œufs éclosent et les petits saumons sont gardés dans des conditions idéales, jusqu'à ce qu'ils soient prêts à descendre à la mer, en d'autres mots, jusqu'à ce qu'ils deviennent « saumoneaux ». À ce moment-là, ils sont remis dans la rivière et il y en a beaucoup plus parce que les truites, les martins-pêcheurs et les bec scies ont dû s'en passer !
Alors, voici ce qui arriva à Silver: il venait de frayer et reposait près du nid au moment où une de ces équipes était à l'œuvre dans le Petit Ruisseau. Il entendit un clapotis un peu en amont; il se retourna pour fuir en même temps que plusieurs autres saumons, mais ils ne firent que quelques verges et se retrouvèrent dans un filet !

     Le filet fut amené à terre et trois ou quatre hommes se mirent immédiatement à en sortir les saumons et à les déposer sur la berge. Un des hommes dit: — « Quatre femelles et un mâle. »

Un autre reprit:

— « Oui, mais le mâle n'est pas bon, il a déjà frayé. »

     Quelqu'un prit Silver délicatement et le remit à l'eau. C'était, tu devines qui? Oui, le Bon Pêcheur.

     Ce vieux monsieur était à sa retraite et, comme le saumon l'intéressait énormément, il suivait de près tout ce qui se passait à sa rivière préférée. Encore une fois, il avait remarqué et reconnu son petit disque sur la nageoire de Silver et c'est ainsi que je puis te raconter cette aventure.

     Silver était bien faible lorsqu'il fut remis à l'eau, bien plus faible que sa compagne qui avait eu la chance d'échapper au filet. Il semble que les mâles soient affectés plus durement par les efforts requis pour frayer et c'est pour ça que bien peu reviennent à la rivière une deuxième fois.

     Il est possible qu'il n'eût pas survécu cette fois si sa compagne n'eût pas insisté pour regagner immédiatement la mer. Ils partirent le même soir et Silver ne faisait guère que se laisser emporter dans le courant, s'arrêtant souvent derrière de grosses roches ou dans l'eau calme, pour se reposer et, finalement, ils atteignirent l'estuaire.

     Même là, il mit bien du temps à se rétablir, puis, graduellement, il revenait à la vie et, un bon jour, il se mit en route vers les Grands Pâturages.

Chapitre IX

     Il serait facile de raconter toutes sortes d'aventures amusantes qui se seraient produites lors du retour de Silver aux Grands Pâturages marins et durant son séjour dans ces lieux. Mais il est bien possible que tout ce que l'on pourrait inventer dans ce sens serait encore moins extraordinaire que ce qu'il a réellement vécu. Silver était un saumon exceptionnel et c'est pourquoi cette histoire est écrite à son sujet. Il est allé frayer plus souvent que la vaste majorité des saumons le font et par conséquent il lui est arrivé plus d'aventures et, point n'est besoin d'en inventer de toutes pièces.

     Contentons-nous de dire qu'il y est arrivé sain et sauf et qu'il y vécut une autre année. Il éprouvait encore la même exhilaration devant la liberté totale des vastes espaces marins, le déchaînement de la mer pendant les jours et les nuits de tempête, la poursuite des bancs de harengs et surtout, son retour en grande forme physique.

     Il s'était nourri abondamment et quand il revint à la rivière, il pesait plus de cinquante livres et était devenu l'un des plus beaux saumons qui ait jamais remonté la Grande Rivière. Il était très fier de cette taille imposante et cela le rendait un peu plus insouciant que lorsqu'il était plus jeune.

     À l'entrée de la rivière, il rencontra sa compagne du dernier voyage; elle pesait maintenant plus de trente livres et de nombreuses marques foncées sur ses flancs témoignaient de sa visite précédente en eau douce. Ils se rendirent à la Fosse des Chutes et, dès son arrivée, Silver démontra qu'il n'était plus aussi prudent: une belle Green Highlander passa près de lui et, tout de suite, il essaya de la saisir. Heureusement, il la manqua et elle disparut.

     Quelque chose, peut-être ses autres expériences avec des objets brillants, l'avertit de ne plus recommencer et, quand la même mouche se présenta à nouveau, de même que bien d'autres de différentes couleurs et taille, il ne bougea plus.

     Ils passèrent quelques jours dans cette fosse, mais le vieux jeu recommença. Plus d'un pêcheur avait vu les puissantes épaules de Silver rouler hors de l'eau et chacun s'était bien promis d'attraper ce gros « monstre ». Alors, du matin jusqu'au soir, ils lui lançaient toutes sortes de mouches : des grosses, des petites, des noires, des brillantes, mais ni Silver ni sa compagne ne succombèrent à la tentation d'en gober une seule.

     Puis, il y eut de bonnes pluies dans les montagnes, le niveau de l'eau remonta et tous les saumons franchirent les chutes pour s'avancer dans la rivière. L'eau était fraîche et haute, Silver se sentait en pleine forme, capable de vaincre n'importe quoi et tout sentiment de crainte ou de prudence s'était évanoui. C'est bien probablement à cause de cet état d'esprit que, dès son arrivée dans la fosse de repos, il s'élança et saisit la première mouche qui lui fut offerte.

     Dame Nature voulait peut-être lui apprendre une bonne leçon: la première loi, écrite en gros caractères dans son livre de commandements aux animaux et aux poissons, disait: « Jamais tu ne perdras ton sens de la crainte du danger. »

     Silver avait momentanément oublié cette règle, mais elle lui revint vite à la mémoire: ce fut le même choc violent à la mâchoire quand le pêcheur ferra la mouche et la même résistance quand la perche, se redressant, tendit la ligne pour l'attirer vers la rive. Il partit vers le haut de la fosse à une vitesse folle, se retourna et descendit plus rapidement encore.

     L'homme sur la rive suivait du mieux qu'il le pouvait et son cœur se mit à palpiter d'étonnement et de joie quand il vit le saumon et réalisa quelle taille gigantesque il avait. Mais, le combat ne faisait que commencer parce que l'homme sur la rive n'avait pas l'habileté ni la finesse du Bon Pêcheur...

     Silver s'aperçut qu'il y avait peu de tension sur la ligne et il pouvait nager à volonté, filer comme une torpille, sauter, se tordre de toutes les façons pour désengager l'hameçon. Mais la mouche était ancrée profondément et tous ces efforts étaient en vain. Silver se souvint d'un conseil que lui avait donné un vieux saumon aguerri : « Tu réaliseras que tes meilleurs amis, ce sont les grosses roches au fond de la rivière. Elles peuvent te protéger d'un courant trop fort, te soustraire à la vue de tes ennemis, t'aider quand tu seras pris à la ligne. Quand rien d'autre réussit, vas vers ces grosses roches. »

     Rien ne lui réussissait en effet, et s'il avait eu à faire à un bon pêcheur, même ces grosses roches ne lui auraient été d'aucun secours. L'amateur le laissa faire, plutôt content d'avoir un peu de répit. Il ne connaissait pas la règle fondamentale pour tout pêcheur à saumon: «ne laisse jamais au saumon un seul moment de repos. »

     En peu de temps, Silver était en position: la tête au fond et la queue droite en l'air. Les pêcheurs disent qu'un saumon «boude» quand il fait ça et qu'il ne peut être forcé à bouger par la tension de la perche.

     Silver, lui, s'était placé de façon à pouvoir frotter l'avançon sur une pierre coupante et il se mit à branler la tête de droite à gauche. Le pêcheur sentit bien ces vibrations et il se mit à appliquer autant de pression qu'il l'osait, mais, il était trop tard ! Le nylon était déjà passablement éraillé et, subitement il cassa, libérant Silver avec la mouche dans la mâchoire et deux ou trois pieds de l'avançon.

     Et le pauvre pêcheur ? Et bien, lui, il n'avait que ce qu'il méritait : il aurait dû savoir qu'un saumon ne peut «bouder » si on ne lui donne jamais un petit instant de répit, si on garde toujours une forte tension sur la perche. J'imagine qu'il est allé raconter cette mésaventure à ses compagnons, au camp de pêche, mais ils ont dû tout simplement rire de lui quand il a mentionné la taille de Silver. Les pêcheurs n'ont pas tellement de sympathie l'un pour l'autre et il n'y a aucune méchanceté là-dedans: l'esprit de compétition est un autre aspect qui contribue à faire de la pêche au saumon le sport si épatant.

     Dans peu de temps, nos amis durent quitter cette fosse. D'autres yeux avaient aperçu Silver alors qu'il « marsouinait » par de belles soirées où l'eau était polie comme un miroir et il était devenu le sujet favori de tous les pêcheurs de la région.

     Certains disaient, avec raison, que c'était un saumon d'au moins cinquante livres, mais d'autres juraient qu'il devait peser soixante et même, soixante-quinze livres ! Toujours est-il, qu'avec toute cette publicité, il y eut tellement d'activité autour de la fosse que Silver et sa compagne décidèrent de déménager.

     Notre ami se sentait bien gaillard dans la rivière, à mesure qu'il remontait vers les frayères. Bien entendu, un saumon est plus heureux dans l'océan alors qu'il a tout ce qu'il désire à sa portée, dans ce grand garde-manger de la nature. Par contre, il désirait aller frayer et le moment approchait rapidement, le voyage se faisait dans des conditions tout-à-fait à son goût, dans une eau haute et fraîche, ce qui maintient les saumons en meilleure forme.

     De plus, il en était à son troisième voyage — une exception chez les saumons, lesquels, en général, ne fraient qu'une fois — et chaque courbe de la Grande Rivière, chaque roche, chaque courant lui rappelait vaguement quelque petit souvenir. Et la taille imposante de Silver lui permettait d'obtenir la place de choix dans chaque fosse, aucun autre saumon n'osant la lui disputer.

     Pour lui, c'était vraiment une tournée triomphale et il avait tout le respect des autres habitants de la rivière, il en était le roi !

     Ils arrivèrent à la frayère, un peu avant le temps, en excellente condition physique et ils n'avaient plus qu'à attendre que le moment soit venu, mais, on dirait que c'est quand tout va pour le mieux que le malheur frappe !

     Normalement, il y avait très peu de braconnage dans le Petit Ruisseau parce qu'il était éloigné et pas très facile d'accès, mais il y aura toujours des gens prêts à se donner beaucoup de peine pour perpétrer leurs méfaits. C'est que la chair du saumon est très recherchée et commande un gros prix et il y aura toujours des gens sans scrupule et trop paresseux pour gagner honnêtement leur vie qui seront attirés par cette façon relativement facile de faire de l'argent rapidement.

     Une bonne nuit, Silver et sa compagne se reposaient près des nids quand ils virent une lumière briller sur l'eau. Ils y portèrent peu d'attention au début mais, à mesure qu'elle s'approchait, elle devenait plus brillante et, fascinés, ils s'avancèrent pour voir de quoi il s'agissait. Rendus trop près, ils devinrent éblouis et ne pouvaient rien voir de ce qui se passait autour d'eux.

     Tout-à-coup, une voix chuchota: « Frappe le plus gros ! » quelque chose fendit l'eau et Silver sentit une vive douleur, comme une brûlure, dans le côté. Le braconnier avait raté son coup et la foène n'avait qu'effleuré le flanc du magnifique saumon. Silver s'enfuit pour se camoufler près de la berge, mais sa compagne, éblouie et fascinée qu'elle était par le projecteur, resta en place.

     Il y eut un autre lancer qui la transperça cruellement, elle fut soulevée hors de l'eau et emportée par les malfaiteurs. Puis la lumière continua à briller en s'éloignant vers le bas et Silver ne fut plus dérangé.

     Quelques jours plus tard, il se trouva assez facilement une autre compagne parce que les femelles sont toujours plus nombreuses que les mâles et ils étaient prêts à commencer le frai.

     Le jour même où la femelle pondit ses premiers oeufs, le Bon Pêcheur se promenait près du cours d'eau à la recherche de saumons sur les frayères. Il s'approcha lentement sur la berge et écarta les feuilles pour regarder juste au bon endroit parce qu'il connaissait cette petite rivière mieux que quiconque et savait exactement où les saumons préféraient frayer.

     Quand il aperçut Silver et sa compagne, il sursauta et ne put retenir une exclamation d'étonnement. La vue de deux tels saumons, l'un de cinquante livres, l'autre de quarante et plus, gisant côte-à-côte, dans le mince rapide de son cours d'eau favori était plus que suffisante à soulever l'enthousiasme d'un ami et conservateur du saumon, comme l'était le Bon Pêcheur.

     Il était situé juste au-dessus des saumons et il pouvait examiner à son gré tous les détails parce que l'eau recouvrait à peine leur corps et qu'ils étaient presqu'immobiles. Il vit la mouche dans la mâchoire de Silver, il vit l'horrible blessure dans son flanc, il vit même le petit disque d'aluminium sur sa nageoire caudale.

     Le Bon Pêcheur maugréa : « Ça c'est le saumon que j'ai étiqueté il y a plus de 9 ans ; c'est la mouche de Jim qu'il a dans la gueule  et les  maudits  braconniers sans coeur ont fait cette terrible blessure dans son côté. J'étais certain qu'il deviendrait un gros saumon et j'espérais bien le prendre moi-même un jour quand il pèserait plus de cinquante livres. Il n'est plus question de ça maintenant parce que cette blessure va sûrement le faire mourir avant qu'il ne retourne à l'eau salée... »

Chapitre X

     « Cette blessure va sûrement le faire mourir avant qu'il ne retourne à l'eau salée. » Cette prophétie du Bon Pêcheur vint bien près de se réaliser.

     Il y a bien peu de saumons, à part Silver, qui auraient pu y survivre, mais ce dernier n'était pas un saumon ordinaire. Tout au long de sa vie il avait été plus gros et plus robuste que les autres et ce parce qu'en tout premier lieu, il était issu de parents vigoureux et par la suite, il n'avait jamais manqué d'une nourriture abondante et saine et il n'avait jamais eu à vivre dans des endroits pollués comme nous en avons tellement aujourd'hui.

     Il est possible aussi que ses nombreux voyages en rivière l'aient aidé à développer des capacités de récupération supérieures à celles des autres saumons.

     Enfin, et heureusement, le Bon Pêcheur s'était trompé, mais il s'en fallut de peu parce que sa descente à la mer fut des plus pénibles et les parasites qui s'étaient attachés à sa blessure ont bien failli saper toute sa vitalité. Il arriva à l'estuaire moins maigre et émacié que les autres parce qu'il avait tellement de réserves d'énergie, mais il était quand même, un saumon très malade.

     Graduellement, il se remit à manger pour refaire ses forces et cela, combiné aux qualités stérélisantes de l'eau salée, lui permit de se débarrasser de ses parasites. Il avait de la chance aussi, et dès sa sortie de l'estuaire, il rejoignit un bon groupe de harengs qui s'en allaient dans la même direction que lui. Sa nourriture le précédait donc partout et avant même qu'il ne regagne les Grands Pâturages, il était presqu'aussi vigoureux que lorsqu'il les avait quittés.

     Quelque temps plus tard, il tomba au beau milieu d'un autre banc de ces poissons plus gros et plus délicieux qu'il n'avait jamais goûtés. Tu peux être certain qu'il s'attacha à eux et ne les quittait pas de l'oeil ! Or, ces harengs se dirigeaient vers l'Ouest, ce qui ne dérangeait pas Silver le moins du monde.

     Ils étaient partis du Détroit de Davis et ils entrèrent dans la Baie de Baffin, passèrent au Nord de l'île du même nom, des Iles Victoria et Banks et sans s'en douter, notre Silver était rendu dans la Mer de Beaufort, juste au Nord du magnifique Fleuve McKenzie qui prend sa source au Grand Lac de l'Esclave.

     C'est tout un trajet, tu me diras, mais, en fait, pas tellement plus long que celui qu'il avait accompli plusieurs fois, des Grands Pâturages à sa rivière au fond de la Baie des Chaleurs. Et puis, les saumons ont un sens de l'orientation qui tient du prodige: autrement, comment pourraient-ils nager des milliers de milles et se retrouver chacun dans la rivière où il est né?

     Il se trouvait maintenant dans les pâturages des saumons géants du Pacifique qu'on appelle « King » et parfois, « Tyee » et « Chinook ». Silver avait vu toutes sortes de choses en suivant les bancs de harengs mais, quand il vit ces saumons, il en fut tout simplement émerveillé!

     Son poids avait atteint les cinquante-cinq livres mais, parmi ces énormes saumons, il se sentait presque petit: il y en avait très peu de moins de trente livres et certains dépassaient les cent livres ! Ils ressemblaient beaucoup à Silver mais étaient un peu plus épais et plus courts en comparaison de leur poids.

     Ils étaient aussi un peu plus ternes, moins brillamment argentés que Silver.

     En peu de temps, il devint attiré par un vieux saumon bourru qui pesait environ quatre-vingts livres et ils devinrent de bons amis. Il apprit bien des choses de lui et une des premières questions que Silver lui posa était à savoir si tous les saumons Tyee pesaient trente livres en venant au monde ! Cela fit bien rire le vieux Chinook mais il lui répondit quand même, bien aimablement, qu'il n'avait pas si tort que cela, parce qu'en fait, tous les saumons Tyee pèsent trente livres et plus.

     Tu vas penser que je suis aussi naïf que Silver, mais pas du tout: c'est qu'à leur sortie de la rivière, on appelle ces jeunes saumons des « Quinnats » ou saumons du printemps et ils demeurent groupés et séparés des autres jusqu'à leur maturité, alors qu'ils deviennent des Tyees.

     Le vieux Chinook était né dans la rivière Campbell, sur l'Ile de Vancouver et il lui parla des milliers de bateaux qui faisaient la pêche dans cette région. De l'Alaska à Vancouver et même plus au Sud jusqu'à la rivière Sacramento et la Baie de Monterey en Californie, il n'y avait à peu près pas un petit endroit où on ne pouvait entendre le bruit d'un moteur de bateau de pêche.

     Il montra à Silver un saumon de cent-vingt livres qui venait de la rivière Nimpkish et qui était considéré comme étant le plus gros saumon dans tous les pâturages.

     En retour, Silver lui raconta certaines de ses propres aventures mais le vieux Chinook avait peine à les croire. « Tu dis que tu es allé frayer trois fois, déjà? » Silver insista que c'était bien la vérité et Chinook lui dit:

     « Bien, il y a cinq espèces de saumons qui vont dans les rivières de la côte Ouest du Canada et il y en a bien des millions de chaque sorte, mais je n'ai jamais entendu parler d'un seul qui soit revenu de sa rivière après avoir frayé et toi, tu dis que tu as frayé trois fois ! Voyons donc ! Me prends-tu pour une cruche ? »

     Et le vieux Chinook avait raison parce que tous les saumons du Pacifique meurent dans la rivière après avoir frayé. Cela peut te sembler un terrible gaspillage de la nature, mais tous ces saumons morts servent à nourrir d'autres animaux. Et puis, ils sont tellement plus nombreux que les nôtres qu'il n'y aurait jamais assez de place dans les rivières s'ils devaient retourner plus d'une fois.

     Ce petit livre ne suffirait pas s'il fallait raconter toutes les histoires qu'ils se sont échangées. Tout en jasant, les deux vieux amis poursuivaient les harengs de la Mer de Beaufort et de l'Océan Artique et, un bon jour, ils les suivirent jusqu'au point où commencent les glaces. Comme le premier Tyee arrivait près d'une banquise, les autres entendirent un grand bruit, une énorme bête blanche saisit le saumon et disparut avec.

     Silver s'enfuit à la vitesse de l'éclair car il n'avait jamais vu rien de semblable dans ses propres pâturages quoique cela lui rappela la mort de sa compagne. Le vieux Chinook lui dit qu'il s'agissait d'un ours polaire et il lui raconta ensuite comment les ours noirs de l'Ile de Vancouver passaient leur temps à manger du saumon et des petits fruits sauvages comme dessert !

     Puis, un bon jour, Silver décida qu'il était temps de s'en retourner dans les Grands Pâturages de l'Atlantique. Il ne savait pas pourquoi, parce qu'il était bien heureux où il était mais, quelque chose l'attirait là-bas. Il partit donc et bientôt, il reconnut le refrain qui n'était encore qu'un murmure : « Viens frayer, viens frayer » et, plus il se rapprochait, plus la Voix devenait insistante.

     Il passa donc rapidement dans les Grands Pâturages et continua vers le Sud, vers sa rivière, Il eut bien des petites aventures, chemin faisant, mais je ne puis te les raconter toutes. Silver pesait maintenant tout près de soixante livres et il n'avait pas froid aux yeux ! Deux fois il se prit dans des filets, mais, dans les petites maisons de pêcheurs, sur la côte Est de Terre-Neuve, on parle encore du saumon géant qui avait mis en pièces deux filets pour s'en échapper.

     Un peu avant d'entrer dans la Baie des Chaleurs, il fut attaqué par un énorme phoque dont il s'échappa, mais de justesse: celui-ci le mordit à l'épaule, lui faisant une vilaine blessure.

     Enfin, il arriva dans l'estuaire de sa rivière et, il était, de beaucoup, le plus beau spécimen de saumon qu'il y avait là : il était large, puissant et épais et reluisait comme un lingot d'argent.

     Il était impatient de gagner la rivière parce que la Voix le harcelait sans cesse et, même si l'eau était très basse, il se rendit dans la Fosse des Chutes presqu'immédiatement.

Chapitre XI

     Parfois, je me demande ce qu'il serait advenu de Silver n'eut été la cruelle morsure infligée à son épaule par le gros phoque noir et les conditions adverses de cette saison : absence totale de pluie et par conséquent, eau beaucoup trop basse et chaude. La douleur le tenaillait et le rendait fou d'inquiétude: elle lui rappelait constamment que s'il voulait frayer, il lui fallait se hâter ou bien il ne pourrait pas se rendre.

     C'est pourquoi il alla à la Fosse des Chutes dès qu'il y eut quelques averses, même s'il sentait que l'eau ne serait pas suffisamment haute. C'est aussi pour cela que, rendu là, il ne cessait de sauter en vains efforts pour franchir les chutes, sachant qu'il n'y avait pas assez d'eau et qu'aucun saumon ne pourrait les sauter.

     Sa livrée passait de l'argent à un roux foncé et son corps devenait couvert de meurtrissures, retombant sur les roches après ses vaillants mais futiles efforts. Ses forces diminuaient avec chaque saut mais la lueur dans son oeil demeurait aussi féroce et son noble coeur ne le laissait pas se décourager: il était Silver, le roi de la rivière et le plus puissant des saumons et il voulait, à tout prix, se rendre aux frayères.

à nouveau, il sauta mais seulement pour retomber sur les roches...
     À nouveau, il sauta mais seulement pour retomber violemment sur les rochers à sec. Il était fou de rage et tout à fait insouciant des dangers parce qu'il sentait qu'en dépit de sa ferme volonté de vaincre, ses forces s'épuisaient rapidement.

     Il devait savoir qu'il n'y avait pas d'autre route vers les frayères, mais, tout de même, après chaque infructueux effort, il faisait le tour de la fosse, frôlant les rochers près des rives, ignorant la sortie vers la mer pour passer et repasser devant l'échelle migratoire. Il avait méprisé cette dernière lorsqu'il avait toutes les forces de son superbe organisme, mais, maintenant qu'il aurait voulu emprunter cette route, elle était là, sur le bord et, pas une goutte d'eau n'y coulait!

     Chaque circuit le ramenait dans l'eau profonde, sous les chutes et il essayait un autre suprême effort pour vaincre cet obstacle.

     Puis, le Bon Pêcheur vint faire son tour à la fosse. Il n'avait pas sa perche parce qu'il revenait de voyage et il voulait simplement constater si l'eau était réellement aussi basse qu'on lui avait rapporté. Il marcha jusqu'au bord et, les mains dans les poches, regardait d'un air déprimé, ces majestueuses chutes réduites à un simple ruissellement. Il venait de se tourner vers le bas quand Silver fit une nouvelle tentative. Il ne le vit pas mais entendit le bruit sourd de son corps retombant puis il aperçut les cercles qui allaient grandissant sur l'eau et fut étonné de la démence qui poussait un saumon à attenter un tel saut.

     Silver ne se sentait pas observé mais cela n'eut fait aucune différence. La rage au coeur devant cet obstacle qui osait lui barrer la route, il refaisait ses forces en vue d'un nouvel essai. Il fit appel à toute l'énergie de ses muscles d'acier, à toute la vitesse que pouvaient produire ses nageoires et sa queue puissante et essaya encore.

     Il parvint au-dessus de la chute et était presque passé, mais il n'y avait pas suffisamment d'eau pour qu'il puisse se propulser avec un puissant coup de queue à travers le trop mince courant; il resta un moment suspendu puis retomba, frappant un rocher dans sa chute.

     Cette fois, le Bon Pêcheur avait tout vu, les yeux brillant d'admiration devant cet extraordinaire effort et il contempla Silver, ce rêve de tout pêcheur de saumons. Il vit bien que le pauvre saumon ne pourrait jamais se rendre à la tête de la rivière et, tout de suite, décida de le capturer.

     Il se mit à réfléchir sur l'état d'esprit dans lequel devait être Silver. Normalement, c'eût été peine perdue que d'essayer de prendre un saumon dans l'eau si basse et chaude parce que ces conditions le rendent presqu'inerte ; mais il connaissait bien le saumon. Il savait qu'aucun saumon n'essaierait de franchir les chutes dans de telles circonstances à moins qu'il n'ait la rage au cerveau et, dans ces dispositions, qui sait, il pourrait bien prendre la mouche.

     Le lendemain après-midi, il retourna à la fosse, emportant deux perches, une de dix pieds et l'autre plus petite mais pour pêcher à la mouche sèche. Se tenant hors de vue, il lança une petite Silver Rat vers l'autre rive et la laissa tourner dans le courant et il couvrit ainsi toute la fosse, sans résultat. Il retourna à la tête et recommença avec une Green Highlander, puis, à nouveau, avec une petite Black Dose.

Silver se retourna, vint à la surface, happa la mouche
     Silver avait vu les deux premières mouches, mais il les ignora. Quand la petite Black Dose passa près de lui, il bougea un peu, presque pas, mais l'oeil du Bon Pêcheur était exercé et il perçut ce mouvement.

     Il connaissait maintenant la position exacte de Silver. Il retira la mouche et la changea pour une légèrement plus grosse. Deux fois, trois fois, il la fit passer, plus en profondeur, devant le nez du gros saumon qui devenait de plus en plus irrité. Une autre fois, il lança et Silver, fou de rage, s'élança vers la mouche, se retourna subitement et la frappa de sa queue.

     Le Bon Pêcheur sourit de satisfaction et ses mains tremblaient en prenant l'autre perche pour y attacher une White Wulff. Lentement, il l'enduisit d'huile pour l'aider à flotter puis, assis dans l'herbe, il sortit de sa poche une vieille pipe qu'il alluma. Pendant de longs moments, il savoura de lentes et profondes bouffées tout en contemplant l'endroit précis où il savait être Silver.

     Puis, il se leva, prit la perche et se mit à faire de faux lancers dans les airs, mesurant bien la distance. Satisfait, il laissa la mouche se déposer délicatement à trois pieds en haut du saumon. Il continua de lancer ainsi, six fois, dix fois, la mouche tombant toujours au même endroit.

     Tout-à-coup, l'eau se fendit, la tête et les larges épaules de Silver apparurent un instant pour disparaître aussitôt mais, il avait raté la mouche.

     Le Bon Pêcheur laissa échapper une exclamation de surprise et de joie: la partie était presque gagnée. Son petit manège avait réussi à mettre le saumon hors de lui, il en avait assez de cette sale mouche qui osait le défier d'une façon si insolente.

     Sans perdre un instant, l'homme déposa la mouche à la même place et la laissa flotter dans le courant. Elle venait à peine de dépasser l'endroit où se tenait Silver quand celui-ci se retourna, vint à la surface, happa la mouche et l'amena avec lui dans les profondeurs de la fosse.

     Le Bon Pêcheur fit une légère pause puis releva subitement la perche, sentant la mouche pénétrer dans la mâchoire de Silver. Comme un éclair, la douleur passa au cerveau du saumon qui s'élança vers le bas de la fosse, arrachant presque la perche des mains de son ennemi. À une vitesse incroyable, il traversa la longueur de la fosse, revint presqu'aux chutes, nagea jusqu'aux pieds du pêcheur et regagna les profondeurs.

     Pendant cinq minutes, il combattit ainsi à ce rythme, nageant, sautant, roulant, mais il sentit ses forces s'écouler et il changea de tactiques. Il se mit à secouer la tête, à se tordre, tentant de frapper la ligne de sa queue ou de l'enrouler autour de son corps.

     Mais tout fut en vain; cette fois, il avait à compter avec un pêcheur expérimenté qui pouvait prédire ses mouvements et qui ne lui accordait aucun répit.

     Pendant deux longues heures, le combat se déroula et le soleil couchant teintait déjà de rouge, les eaux de la chute quand Silver dut enfin réaliser qu'il regardait la mort en face. Son corps n'avait presque plus de vie, mais son grand coeur battait encore et il entendit un dernier appel le conviant à la frayère.

     À force de courts plongeons entêtés, il gagna graduellement de la ligne et se rendit jusqu'au bas de la fosse où il se retourna, son énorme corps presque sorti de l'eau.

     Il reposa un instant puis il se mit à remonter le courant, gagna le fond, traversa toute la fosse en accélérant et fonçant vers la chute à une vitesse que le pêcheur ne pouvait aucunement contrôler.

     Rendu là, il fendit l'eau et, dans le saut le plus spectaculaire qu'un saumon accroché à la ligne ait jamais exécuté, il atteignit la crête de la chute. Il resta suspendu un instant et il semblait qu'il allait devoir passer mais, pouce par pouce, il se mit à perdre du terrain et retomba lourdement.

     Silver gisait sur le côté ; le pêcheur l'attira lentement à lui et quand il le déposa dans l'herbe, il était déjà mort. Le Bon Pêcheur s'agenouilla pour lire le petit disque qu'il avait attaché à sa nageoire, de nombreuses années auparavant. Il examina la cicatrice causée par la foène du braconnier, la morsure du gros phoque et les nombreuses contusions subies en tentant de franchir la chute.

     J'ignore quelles étaient ses réflexions en regardant cet admirable corps, maintenant sans vie, qui avait été Silver, mais il a certainement dû avoir un sentiment de profond respect et d'admiration pour le vaillant coeur qui avait battu dans cette poitrine et l'avait poussé à lutter si désespérément alors que tout était contre lui.

     Les mains du Bon Pêcheur tremblaient et il était bien maladroit lorsqu'il chercha à dégager la mouche de la mâchoire du noble saumon et son regard était plein de tristesse lorsqu'il se retourna pour s'engager dans le sentier conduisant à son chalet.

références

» SILVER; L'Histoire d'un saumon Atlantique; Traduit et adapté par Jean-Paul Dubé.
» Imprimer; ateliers Marquis Ltée de Montmagny en juin mil neuf cent soixante-dix-huit.
» SILVER: The Life Story of an Atlantic Salmon de Roderick Haig-Brown.
» Published by Adam & Charles Black., London. (1963)