Lee Wulff « Une légende vivante »

    Lee Wulff, cet américain de l'état de New York maintenant âgé de plus de 85 ans, est entré dans la légende de son vivant, depuis longtemps. Encore aujourd'hui, ce vieux gentilhomme « mordu » de la pêche à la mouche est très actif et demeure mondialement reconnu et respecté par la majorité des adeptes de ce type de pêche.

Lee Wulff Une légende vivante
     Évidemment, vous trouverez des personnes qui prétendront que Lee Wulff a largement contribué à créer sa propre légende, pendant un demi-siècle, par le biais de dizaines de films qu'il a lui-même tournés et dans le cadre d'innombrables articles et conférences, dans lesquels il s'est mis en vedette avec beaucoup de panache. Mais tous seront forcés d'admettre que ce célèbre chroniqueur de pêche s'est fait l'un des plus grands propagandistes et vulgarisateurs de la pêche sportive à la mouche, ainsi que l'un des plus grands défenseurs du saumon de l'Atlantique.

UN INNOVATEUR

     Chose certaine, Lee Wulff s'est constamment distingué de la masse des « moucheux ». Parce qu'il s'est toujours imposé des défis et qu'il a accompli des exploits que ses contemporains jugeaient irréalisables.

     Alors que les pêcheurs à la mouche utilisaient depuis des siècles des cannes à pêche mesurant jusqu'à 16 pieds et demi (5 m) pour récolter des saumons atlantiques, Wulff se fit le promoteur de l'utilisation des cannes ultra légères, mesurant parfois aussi peu que six pieds de longueur (moins de 2 m). Il a même pris des saumons en se servant uniquement d'une soie à moucher et d'un moulinet, sans canne à pêche ! Alors que la presque totalité des saumoniers utilisaient de grosses mouches noyées pour récolter des saumons atlantiques, Wulff se mit à n'utiliser que des mouches sèches. Il a inventé toute une famille de mouches sèches, aujourd'hui employées par des millions de pêcheurs à la mouche du monde entier pour récolter des poissons de toutes espèces.

     Alors que les moucheurs employaient de gros hameçon pour monter leurs mouches, il propagea l'idée d'utiliser des hameçons de plus en plus petits. Depuis 1985, il ne pêche le saumon qu'avec des mouches sèches munies d'hameçons à truites no 28 ! Ses mouches, il les monte avec ses doigts, une pince à hackles et un peu de colle, sans se servir d'un étau ni de fil ! Il a conçu, voilà des décennies, les premières vestes très courtes et sans manches, munies de poches en cascades, que les pêcheurs à la mouche (et les photographes ...) du monde ont adoptées pour transporter leur matériel.

     Si Dieu lui prête vie pendant encore quelques années, Lee Wulff nous donnera bien d'autres raisons d'être surpris. Cet homme à la stature imposante, à la tête auréolée d'une abondante chevelure blanche en vagues et aux yeux pétillants d'intelligence, de sagesse et d'humour, a le cerveau bouillant d'idées. Il m'a dit qu'il était plus pressé que jamais de réaliser ses projets, avant de nous quitter pour un monde meilleur. Ainsi, ces dernières années, l'octogénaire est encore plus passionné qu'un jeune débutant lorsqu'il mène sa campagne pour que tous les pays du monde décrètent que les saumons indigènes de l'Atlantique sont des poissons « sportifs », non pas des poissons qu'on continuerait de prendre commercialement au filet et d'écouler dans tous les marchés d'alimentation.

Rencontre du premier type

     Au début de juillet 1989, j'ai eu la chance de pêcher le saumon en compagnie de Lee Wulff et de son épouse Joan Salvato, pendant quelques jours, dans la rivière Sainte-Marguerite, au Saguenay. Joan Salvato est presque aussi célèbre que Wulff: d'une quinzaine d'années la cadette de son époux, elle est une championne incontestée du lancer à la mouche, doublée d'une cinéaste, d'une conférencière, d'une chroniqueuse pour des revues spécialisées sur la pêche à la mouche et d'une auteure de livres réputés sur le même sujet.

     Dois-je vous souligner que je ne me suis pas lassé de discuter pendant des heures et des heures avec Lee Wulff. Il nous est arrivé d'oublier les heures des repas lorsque nous avions les deux pieds dans l'eau de la Sainte-Marguerite. La nuit, nous avons oublié l'heure lorsque nous montions des mouches. Je me suis rendu compte que le célèbre personnage, même si sa démarche est ralentie par les rhumatismes, est toujours doué des capacités intellectuelles qui l'ont porté au pinacle de la profession de chroniqueur de pêche.

     Avant de ne plus pouvoir marcher à pied dans les rapides d'une rivière à saumon, Lee Wulff voulait accomplir un « miracle », celui de récolter un saumon atlantique pesant plus de 10 livres (4,5 kg) avec une mouche munie d'un hameçon à truites no 28 ! Il avait prévu accomplir cet exploit au Québec, sur la Sainte-Marguerite, parce que ce cours d'eau est « exactement le type de rivière à saumon dans laquelle tous les saumoniers du monde rêvent de pêcher un jour », m'a-t-il dit.
 
     Mais pourquoi donc cette idée folle d'utiliser un hameçon si minuscule, si fragile pour prendre un poisson aussi gros, aussi batailleur ? Lee Wulff m'a expliqué son défi. « Lorsque nous donnons des cours sur la pêche à la mouche, mon épouse Joan et moi, je démontre aux élèves qu'il est possible de monter des mouches uniquement avec les mains, sans utiliser d'étau. Chaque fois, les élèves me demandent quels poissons je peux bien récolter avec des hameçons aussi petits. Je leur raconte alors que j'ai déjà pris des truites pesant quatre livres (2 kg) avec ces hameçons. Devant l'incrédulité de certains, je me suis promis d'accomplir publiquement un exploit dont ils se souviendraient longtemps : prendre un gros saumon sur un hameçon no 28. Depuis 1985, j'ai récolté de petits saumons (madeleineaux ou « grilses ») pesant entre trois et cinq livres (entre 1 ,35 et 2,25 kg), surtout à la Pourvoirie Cerf-Sau sur la rivière Chaloupe de l'île d'Anticosti. Mais, « chaque fois que j'ai tenu un saumon pesant plus de 10 livres (4,5 kg) au bout de la ligne, l'hameçon s'est décroché, redressé ou cassé ».

Un 20 sur 28

     Le lundi 10 juillet 1989, alors qu'il pêchait dans la fosse no 23 (ou « Bras d'Allen ») de la ZEC Sainte-Marguerite, en compagnie du guide Zoël Dufour de Sacré-Coeur, Lee Wulff a gardé pendant 35 minutes, sur sa mouche sèche munie d'un hameçon à truites no 28, un gros saumon dont les nombreux observateurs présents ont évalué le poids à plus de 20 livres (9 kg)! Une équipe de télévision de Radio-Canada a filmé l'événement.

     C'est un problème de communication entre Wulff et son guide qui a empêché l'accomplissement du « miracle »: au bout d'une demi-heure, alors que le saumon venait de se parquer de l'autre côté de la rivière, Wulff a demandé au guide de traverser la rivière en canot, en aval (en bas) du saumon, pour récupérer sa soie et introduire le saumon dans l'épuisette; mais Zoël Dufour, très peu familier avec la langue anglaise, a compris que Wulff voulait tout simplement traverser la rivière en canot, en amont (en haut) du saumon. Ce qu'il fit et le saumon s'est malheureusement décroché au moment où Wulff allait réussir son exploit unique.

    Je possède maintenant la mouche qu'utilisait alors Wulff. C'est une sèche, une « patineuse », faite avec des hackles de couleur Badger. La mouche n'est pas montée sur la hampe de l'hameçon : la base de la mouche est un bout doublé de ligne de nylon tressé d'une résistance de 30 livres (13,5 kg), auquel Wulff a attaché une queue composée de quelques fibres d'un hackle de couleur Badger. Puis, en utilisant uniquement une pince à hackles, il a enroulé des hackles Badger autour de la base, à la mode Palmer. Enfin, il a piqué un hameçon à truites Mustad #94840 no 28 dans le bout de nylon tressé dépassant à l'avant et servant de tête à la mouche, solidifiant le tout avec une goutte de vernis clair. Il avait relié 1 'hameçon à la soie à moucher avec un bas de ligne constitué d'un monobrin de nylon d'une résistance de 4 livres (1,8 kg) d'une longueur d'environ 10 pi (3 m). Faut le faire !

     Essayez ... Vous vous demanderez ensuite comment un vieux monsieur de 85 ans, dont la vue n'est pas aussi bonne que la vôtre et dont les doigts sont un peu plus raides que les vôtres, réussit une si minuscule oeuvre d'art !

    Les hameçons à truites no 28 sont à peine perceptibles : pas plus gros que la pointe d'un stylo à bille ! En fait, ils sont si petits et si peu résistants qu'on ne les trouve presque plus sur le marché et qu'on les obtient uniquement par commande spéciale. Et, lorsqu'un gros saumon est piqué par un tel hameçon, c'est bien plus lui qui mène le combat que le saumonier qui tient la canne à pêcher ! Si un jour vous tentez de réussir l'exploit avec une mouche similaire, rappelez-vous bien que vous devrez suivre le saumon dans tous ses déplacements, jusqu'à ce qu'il soit assez près de vous et de votre guide ou compagnon pour l'introduire dans une épuisette.

Toute une sensation

     Je ne puis m'empêcher de vous relater un événement qui s'est produit durant la journée du samedi 8 juillet 1989, durant ce voyage de pêche sur la Sainte-Marguerite, et dont je me souviendrai jusqu'à la fin de mes jours. Notre guide, Zoël Dufour, avait fait monter Lee Wulff dans son canot et s'était dirigé vers la fosse no 48 (au pied du gros merisier), croyant que le « pape » aurait là les meilleures chances de réaliser son « miracle » ; quant à moi, je pêchais à pied dans la fosse no 49, située en amont.

     Cette dernière fosse ressemble à un lac : l'eau y est d'une transparence exceptionnelle, surtout lorsqu'il ne vente pas, et le courant y est très lent. Cette journée-là, il ne ventait pas, l'eau était très chaude et le niveau de l'eau était de quelques pieds au- dessous de la normale. Pour tout dire, les conditions de pêche ne m'étaient tout simplement pas favorables. Mais, désireux de laisser Lee Wulff accomplir son exploit dans la fosse no 48, à quelques dizaines de pieds au sud de moi, je m'acharnai quand même à pêcher à la mouche sèche dans la fosse no 49. Il y avait là une dizaine de saumons qui tournaient en rond, comme s'ils cherchaient de l'oxygène, et qui se sauvaient à toute vitesse lorsqu'il m'arrivait de déposer ma mouche d'une manière n tantinet indélicate sur l'eau.

    Vers 19h, Wulff et Zoël décidèrent de retourner vers la berge, après avoir « levé » quelques gros saumons dans la fosse no 48 sans les piquer. C'est précisément le moment où ils passaient près de moi dans leur canot qu'un saumon choisit pour gober la mouche sèche que je lançais.

    Cette mouche, c'était une White Wulff ! Je me suis alors senti comme si je jouais au hockey dans la même équipe et sur la même ligne d'attaque que Maurice Richard et Guy Lafleur et que je venais de compter le but gagnant durant les dernières secondes de la troisième période, dans le filet gardé par Patrick Roy !

Une vie de passion

     Lee Wulff est né au tournant du siècle d'un père norvégien qui vivait dans de petites communautés de pionniers en Alaska. Lee a eu l’occasion de pêcher le saumon, dès son enfance, dans une contrée pratiquement inhabitée par les humains mais bourrée de ressources halieutiques et cynégétiques. À cette époque, m'a-t-il avoué, il pratiquait une pêche et une chasse de subsistance ; il puisait dans les ressources renouvelables sans trop y regarder de près.

    L'événement qui a complètement changé sa perspective, c'est la venue dans son petit patelin d'un touriste britannique, un riche noble, qui pêchait le saumon à la mouche avec de très longues cannes. Wulff a été fort impressionné par la technique de ce touriste, qu'il a suivi pas à pas durant son expédition, et décida ensuite de se procurer un équipement de pêche et des mouches ressemblant à ce que ce lord britannique utilisait. Le reste fait maintenant partie de l'histoire.

    Durant les trois quarts de siècle suivants, la renommée de Lee Wulff comme guide de pêche, comme pourvoyeur (sur les rivières à saumons atlantiques de Terre-Neuve), puis comme cinéaste, conférencier, chroniqueur et écrivain n'a cessé de grandir.

    C'est sûr qu'il a vécu durant une période d'abondance que nous ne revivrons peut-être jamais plus. C'est sûr qu'il a été l'un des premiers sportifs à pêcher dans des endroits aujourd'hui très fréquentés. C'est sûr qu'il a la nostalgie de ce bon vieux temps et qu'il voudrait que les générations futures puissent connaître de nouveau l'abondance de ses jeunes années. Est -ce possible que cela survienne ? Lee Wulff ne cesse de répéter que, oui, c'est possible. « Le saumon, c'est un animal tellement spécial et extraordinaire, c'est une ressource naturelle renouvelable tellement fragile et qui possède une valeur économique tellement grande, qu'on devrait pouvoir pêcher le même saumon plusieurs fois », m'a-t-il dit. Ce qu'il veut dire, c'est qu'on devrait prendre l'habitude de remettre vivants à l'eau les saumons qu'on réussit à leurrer, pour se procurer et pour donner à d'autres la chance de leurrer encore les mêmes saumons, pour en jouir plus souvent et plus longtemps. Voilà l'une des raisons pour lesquelles Wulff fait campagne, depuis quelques années, pour qu'on interdise la vente d'hameçons doubles pour la fabrication des mouches à saumons et pour limiter à la baisse la grosseur des hameçons qu'il serait permis d'utiliser. « On risquerait moins de blesser les saumons pris avant de les retourner vivants à l'eau », explique-t-il.

Des leçons à retenir

     Wulff préfèrerait qu'on élève des saumons pour fins d'alimentation, pour répondre à la demande des consommateurs, plutôt que d'autoriser la pêche commerciale au filet des saumons « sauvages ». Les saumons atlantiques sauvages devraient être des poissons « sportifs » uniquement, selon lui, étant donné les montants d'argent importants dépensés annuellement par les pêcheurs sportifs pour s'adonner à leur passion. « Une livre de saumon, lorsque prise par un pêcheur à la mouche, vaut infiniment plus que la même livre de chair de saumon prise par un pêcheur commercial au filet », fait-il remarquer.

    Selon Lee Wulff, une bonne façon de repeupler nos rivières à saumon de gros saumons géniteurs serait, pour commencer, d'obliger les pêcheurs commerciaux de Terre-Neuve et d'ailleurs à n'utiliser que des filets à petites mailles. « Les gros saumons géniteurs ne pourraient se prendre dans des filets à petites mailles. Seuls les madeleineaux seraient pris par les pêcheurs commerciaux, pour répondre à la demande des consommateurs. Les gros saumons géniteurs retourneraient en abondance frayer dans leurs rivières natales, pour le bonheur des pêcheurs sportifs. Je suis convaincu que les gros saumons engendreront les générations futures de gros saumons », m'a-t-il expliqué.

    « Lorsque tu pêches d'autres espèces, tu cherches à exciter l'estomac des poissons que tu veux récolter. Mais, lorsque tu pêches le saumon atlantique, c'est totalement différent : c'est son cerveau que tu dois exciter. Ça, c'est un défi passionnant ! », souligne Wulff. Le saumon anadrome de l'Atlantique, on le sait, cesse de s'alimenter lorsqu'il passe de l'eau salée de la mer à l'eau douce de sa rivière natale, qu'il remonte pour frayer. Ce saumon n'a qu'une idée en tête : se reproduire. Le saumonier doit accomplir des prodiges pour le provoquer, le faire réagir, le faire gober la mouche. C'est une pêche qui réclame une bonne dose de technique, une très grande patience, un sens aigü de l'observation, de l'intelligence et un état d'esprit spécial.

    Voilà pourquoi la pêche du saumon atlantique est une passion qui a tant dévoré et qui dévore encore tant Lee Wulff, depuis trois quarts de siècle. Cette passion ne s'éteindra pas avec sa vie, puisqu'il a si bien su la communiquer, dans ses oeuvres, aux générations futures de moucheurs et de saumoniers.

Salar, The Leaper

Salar, The Leaper Part two

Joan Salvato Wulff - IGFA Fishing Hall of Fame

Lee Wulff "Autumn silver"

Référence

» Texte et Photos André-A Bellemare (1991).
» Magazine Sentier Chasse-Pêche.
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