Deuxième Partie: La Pêche

CHAPITRE 1; APPRENDRE À CONNAÎTRE ET À MANIER SA PERCHE

     Maintenant que l'équipement est acquis, il faut apprendre à le connaître et à s'en servir pour en obtenir le meilleur rendement possible et il est essentiel de le faire avant de se lancer à la poursuite du saumon. Ici je m'adresse en particulier à ceux qui n'ont jamais péché et je prie les lecteurs pour lesquels moucher n'offre aucun problème de m'en excuser.

     C'est par la perche que débute et se poursuit toute l'action et l'aspirant saumonier doit en apprendre le maniement. Il y a trois façons de la tenir:
     a) l'empoigner avec les quatre doigts d'un côté et le pouce de l'autre, comme s'il s'agissait d'un manche à balai, par exemple ; c'est la position qui donne le plus de mobilité ou de flexibilité au poignet, mais cette position n'est pas idéale parce que toute torsion va provoquer un manque de contrôle ;

     b) la tenir avec le pouce sur le côté et l'index sur le dessus, pointant vers l'avant; de ce fait cette méthode donne plus de précision dans les lancers à courte distance seulement, car à la pêche au saumon il faut que le poignet travaille fort et cette façon ne lui donne guère de puissance;

     c) la troisième manière, enfin, et la meilleure, consiste à placer le pouce par-dessus et parallèlement à la perche; la force de manipulation due à cette position du pouce est plus grande, et le poignet ne peut plier autant vers le haut, ce qui empêche de ramener la perche trop loin vers l'arrière.

     Même si elle est devenue un objet de plus en plus léger et d'apparence délicate, la perche permet une puissance dans les gestes réellement surprenante si l'on sait bien s'en servir. Dans Dernière Chance du Saumon? je racontais l'expérience qu'on avait tentée et qui consistait à attacher une ligne à saumon au dos d'un fort nageur et à essayer de le retenir avec une perche; non seulement le nageur n'avait pu s'échapper mais il avait été ramené à son point de départ sous l'action du moulinet.

     Ceci semble convaincant mais il reste à découvrir, à sentir ce pouvoir latent; il faut apprendre à l'utiliser et je ne connais pas de meilleure méthode que celle, très employée, de maintenir un livre contre la hanche par la seule pression du coude. Certains la décrient et d'autres refusent de se soumettre à ce qui leur paraître un jeu enfantin, mais la première difficulté qu'éprouve tout débutant provient du fait qu'il a tendance à fendre l'air de tout le bras au lieu de se servir uniquement du poignet et de l'avant-bras. Et ce n'est qu'en immobilisant le coude contre le corps que l'on parvient à supprimer ce mouvement indésirable.

     Pour obtenir le ressort désiré il faut que la perche s'arrête subitement dans son mouvement pour que le poids de la ligne, en continuant sous l'effet de l'inertie, la fasse plier vers l'arrière; ensuite un coup de poignet vers l'avant, ajouté au ressort de la perche, vont propulser la ligne. En gardant le coude rivé au corps et le poignet rigide, le moucheur doit nécessairement bloquer le mouvement de la perche au bon endroit parce qu'il lui est impossible de laisser aller son bras plus loin, ce qui n'arquerait pas la perche.

     Cette explication peut sembler élémentaire, mais c'est précisément l'ignorance de ces principes de base qui déroute tant les débutants. L'exercice commencé avec le livre pressé contre la hanche n'a d'intérêt que pour faire comprendre le mécanisme du lancer et l'action de la perche. Dès que cela est acquis et que le pêcheur a assimilé le rythme, le timing, il doit continuer à s'exercer sans livre car, en fait, le coude doit se déplacer légèrement surtout si l'on veut obtenir de la distance. Une légère élévation du coude est très importante si le pêcheur veut maintenir la ligne élevée, comme nous le verrons tout à l'heure.

     Il n'est pas facile de regarder en arrière sans faire dévier le lancer, aussi pour mieux observer les mouvements de la perche et de la ligne il est bon, au début, de faire de faux lancers devant soi, à droite et à gauche, en maintenant une vingtaine de pieds de ligne dans les airs. Ceci doit être dû strictement à un mouvement du poignet et, en s'imaginant faire face à un cadran d'horloge, on doit arrêter la perche à une heure, si on lance à droite, et à onze heures si on lance à gauche.

     Répéter le mouvement en gardant la ligne plus haut que le bout de la perche et surveiller sa trajectoire. À l'arrêt de la perche, la ligne est tendue, raide, elle suit. Mais rapidement elle dépasse la perche en formant une grande boucle et son poids agit sur la perche qui commence à plier.

     Je ne veux pas décrire maintenant ces mouvements. Il suffit pour le moment de continuer ces exercices tout en observant la ligne et la perche pour se familiariser avec leur interaction. Ces essais permettent aussi au pêcheur de connaître sa perche et de s'habituer à la pause qu'il doit observer entre les deux mouvements principaux.

     Après ce premier entraînement, il faut reprendre le livre et répéter ces mêmes mouvements d'avant en arrière pour s'habituer à faire la pause voulue sans être distrait par le va-et-vient de la ligne. Il est difficile de déterminer la durée de cette pause et il est préférable de laisser le moucheur s'exercer jusqu'à ce qu'il le découvre lui-même. En un quart d'heure tout au plus, il aura acquis le rythme approprié et à partir de ce moment, il pourra continuer à s'entraîner au lancer tout en allongeant graduellement la ligne.

     Tous ces essais ne requièrent pas encore l'intervention de la main gauche; il vaut mieux, à ce stade, s'exercer d'une seule main, la droite, mais l'autre a un rôle extrêmement important et nous y reviendrons plus tard.

     Commençons maintenant à exécuter un vrai lancer avec environ trente pieds de ligne étendus devant soi sur le gazon. Sur le croquis montrant comment il faut empoigner la perche, vous aurez remarqué que, même avec le poignet cassé vers le bas, le bout de la perche est élevé et pointe presqu'à dix heures sur le cadran, que vous imaginez maintenant sur votre droite. Vous allez constater que la ligne forme une courbe très accentuée à partir du bout de la perche jusqu'au point où elle repose sur le gazon.

     Il faut d'abord serrer très fortement le manche, ce qui absorbera déjà une partie de cette courbe ou commencera à tendre la ligne. (Essayez! Le seul fait de serrer fortement la poignée va relever sensiblement le bout de la perche.) Lentement au début, l'avant-bras remonte et la ligne est tendue puis attirée. Accélération graduelle de la levée de l'avant-bras pour atteindre toute sa vitesse lorsque la perche dépasse onze heures. À ce moment le poignet, qui était toujours plié, est redressé brusquement et avec beaucoup de puissance. Puis la perche est arrêtée subitement dès qu'elle dépasse un peu midi.

     Je crois qu'il est préférable d'expliquer à mesure le pourquoi de ces gestes. Si l'on relève la perche d'un mouvement régulier en appliquant la puissance d'une façon constante, on imprime à la ligne un mouvement circulaire et elle baissera à l'arrière, très rapidement.
     Par contre si cette force subite est appliquée au moment où la perche atteint la position indiquée par la première flèche, le scion pliera davantage et la ligne sera propulsée avec une vitesse accrue, et vers le haut, comme l'indique la flèche pointillée.

     La hauteur et l'extrême vitesse de ce retrait vont arquer la perche au maximum et la force de ressort en sera augmentée considérablement. Dès que l'on commence à sentir la traction de la ligne sur le scion, on ébauche le lancer avant, avec puissance mais non d'un coup sec qui va refermer subitement la courbe de la ligne. On accroît rapidement cette puissance et quand la perche atteint la position verticale on redresse vivement le poignet, comme on l'a fait lors du retrait. En même temps, on élève légèrement le coude, ce qui soulève davantage la ligne.

     Comme on le voit par le croquis, ces mouvements sont destinés à donner une plus grande propulsion avant, juste au bon moment, dans le but de maintenir la ligne le plus haut possible. De plus, en faisant cela, si l'on vise un point situé à six pieds environ au-dessus de l'objectif, on fera lever inconsciemment la ligne encore plus.

     Le mouvement se continue en rabattant l'avant-bras tout en l'avançant un peu. On arrête la perche à quelques degrés seulement au-dessus de l'horizontale. En résumé, tous ces gestes: intervention puissante du poignet, élévation du coude et poussée avant de l'avant-bras ont pour but d'éliminer cette propulsion en courbe qu'un mouvement régulier et circulaire imprimerait à la ligne.

     Maintenant faisons un autre lancer dans les conditions que l'on retrouve à la pêche et, cette fois, pour exercer la main gauche, en gardant toujours à l'esprit que le moucheur est droitier. Souvent, au début, bien des aspirants semblent avoir deux mains gauches, mais ce n'est que temporaire!

     Nous avons environ quarante pieds de ligne qui repose sur l'eau et il faut penser que retirer vivement cette ligne exige un effort considérable parce que le courant retient la ligne sur toute cette longueur. Demander à la perche de le faire c'est se priver d'une énergie qu'il vaudrait mieux appliquer à la force et par conséquent à la vitesse du lancer arrière.

     Alors l'initiative appartient à la main gauche qui prend la ligne du bout des doigts, près du premier guide de la perche, et la tire en descendant jusqu'à ce que la main soit environ à hauteur de la ceinture. Avant même que ce geste soit complété, le bras droit a déjà commencé à lever la perche pour faire le retrait qui s'effectue alors avec aisance et beaucoup moins d'effort.

     Le rôle de la main gauche ne s'arrête pas là et elle doit maintenir la tension sur la ligne sans quoi le lancer en sera affaibli. Il faut songer que la droite, en relevant la perche, se déplace d'environ deux pieds pour ensuite revenir au même point en complétant le lancer avant. Si la gauche demeure stationnaire, il va se former une couche dans la ligne, entre la main gauche et le guide de la perche, donc presque deux pieds de ligne dépourvus de tension, ce qui est très mauvais.

     Comme ceci est malaisé à expliquer par écrit, il est préférable de faire exécuter le mouvement par un compagnon et de bien observer ce qui arrive à cette partie de la ligne située entre la main gauche et l'anneau arrière.

     On peut aussi garder une tension en pressant contre la perche, avec l'index de la main droite, la ligne que la gauche vient de retirer. Cette dernière est alors libre et on peut en profiter pour lui faire rapidement dérouler de la ligne supplémentaire qu'on laisse tomber devant soi. Ensuite la main gauche reprend la ligne tout près de l'anneau et l'index de la main droite relâche sa pression. Quand la perche est arquée par le poids de la ligne à l'arrière, on descend la main gauche rapidement en direction de la jambe, ce qui accroît la tension et fait plier la perche davantage.

     Quand la perche approche de l'horizontale à la fin du lancer, la main gauche relâche aussi son contrôle et le poids de la ligne propulsée à l'avant tire à sa suite, dans les guides de la perche, tout le surplus accumulé, ce qui ajoute d'autant à la distance du lancer. On appelle ce truc shooting the line et c'est particulièrement efficace avec des lignes «torpilles» ou poids-avant (weight forward). Par ailleurs, cette manœuvre ne fait pas qu'accroître la distance mais permet aussi de déposer la mouche plus délicatement.

Les faux lancers

     Il est indispensable, en mouchant, de faire des faux lancers, c'est-à-dire de maintenir la mouche dans les airs pendant qu'on fait à la ligne les rajustements voulus. Ils sont particulièrement utiles dans les cas suivants :

     a) lorsque l'on pêche avec une longue ligne, la lever d'un seul coup exigerait trop d'effort du pêcheur et de la perche. Alors on en retire, à la main, une bonne partie sans l'enrouler sur le moulinet, on fait le lever de ce qui reste sur l'eau, puis un faux lancer qui attire dans l'air une partie de ce qui a été retiré, puis un autre plus puissant qui entraîne le tout où on l'a dirigé;

     b) le retrait d'une longue ligne est presque impossible avec le vent dans le dos et il faut alors avoir recours à un ou plusieurs de ces lancers;

     c) pour assécher la mouche flottante ;

     d) quand on veut changer la direction du lancer suivant.

Le lancer contre le vent

     Pour ce faire, il faut accroître la force et la vitesse et maintenir la ligne très bas. Pour cela, il faut poursuivre le mouvement jusqu'à ce que le bout de la perche pointe presque à la surface de l'eau, se pencher et abaisser le bras pour que le tout soit horizontal et très bas; ainsi, on fait du shooting sous le vent.

     Un fort vent venant de l’arrière rend le lancer extrêmement difficile et fait souvent souhaiter au guide d'avoir choisi un autre métier: se faire accrocher par la mouche ne peut guère être considéré comme un des plaisirs de la pêche. Pour limiter ces accidents tout en facilitant l'exécution du lancer, il faut faire le retrait de la ligne au-dessus de l'épaule gauche pour ensuite la lancer au-dessus de la droite. Ceci demande beaucoup de pratique, parce que dans un vent violent la ligne passe très près — parfois trop — de la tête du moucheur, mais il se sera mérité, de la part du guide, une reconnaissance illimitée.

     Ce même lancer peut-être fait complètement du côté gauche et il se trouve bien des occasions où il peut être fort utile. Il s'agit de ramener la main droite tout près de l'épaule gauche de sorte que le pouce y touche presque; on n'aura aucune difficulté à faire le lancer et si l'on veut envoyer la mouche à un angle de 90 degrés, il suffit de se tourner un peu vers la droite. Avec quelque pratique on peut couvrir autant de distance qu'avec le lancer ordinaire et atteindre des endroits inaccessibles autrement.

Le lancer roulant ou Roll cast

     Il arrive souvent, surtout en péchant à gué ou de la rive, que des obstacles, derrière le pêcheur, s'opposent à un lancer classique et il faut alors avoir recours au lancer roulant. Voici comment l'exécuter: il faut d'abord mettre sur l'eau une bonne vingtaine de pieds de ligne, et plus si possible, à l'aide d'un lancer horizontal, si les arbustes ou autres obstacles sont très près. On déroule davantage de ligne à la main, qu'on laisse tomber devant soi. Il faut tenir la perche horizontalement en pointant en avant puis la relever lentement jusqu'à ce qu'elle soit derrière l'épaule à environ une heure. La ligne, à partir du bout de la perche, forme une grande courbe jusqu'au point où elle touche l'eau et le reste est retenu par le courant.

     Il faut rabattre la perche très vite et vigoureusement en amenant sa pointe tout près du niveau de l'eau. La partie avant de la ligne est ainsi projetée vers l'avant en décrivant un grand cercle ; en roulant elle entraîne à sa suite l'avançon et la mouche qui peuvent être ainsi lancés à une bonne distance. Si ce n'est pas suffisant, on répète le mouvement avec plus de vigueur et avec d'autant plus d'aisance qu'il y a plus de ligne sur l'eau que lors du premier essai.

Le lancer de la mouche parachutée

     Cette forme de lancer est une nouvelle variante à ajouter au répertoire. Parfois le pêcheur doit présenter une mouche à un saumon qu'il voit à proximité de la rive opposée, mais le courant entre le poisson et lui est très fort et entraîne la ligne et la mouche avant que cette dernière ne soit aperçue par le saumon. En un tel cas, il faut exécuter de faux lancers en sortant graduellement la longueur de fil que l'on juge nécessaire pour atteindre l'objectif, tout en tenant le bras assez élevé. Lors du vrai lancer, on arrête la perche en position verticale et on baisse le bras tout en maintenant la perche debout. Dès que la mouche est sur l'eau, on abaisse la perche à l'horizontale et à bout de bras. Ce geste ajoute une dizaine de pieds de ligne (équivalents à la longueur de la perche et du bras), ce qui est suffisant pour permettre au saumon de saisir la mouche avant que le courant n'ait commencé à entraîner celle-ci.

Précision des lancers

     La précision est une autre qualité qui doit caractériser tout bon pêcheur parce qu'il ne saurait s'en passer s'il aspire au succès. Je donne en exemple le cas où un saumon vient de briser l'eau à une certaine distance et où les conditions, eau basse et limpide, temps clair et peu de courant exigent beaucoup de précautions. Le poisson se comporte comme s'il voulait prendre la mouche et il importe de la lui présenter le plus vite possible et sans troubler l'eau parce que chaque lancer inutile diminue les chances de succès. Il faut exécuter de faux lancers, soit en amont, soit en aval tout en déroulant la longueur précise de fil qui permettra à la mouche de tomber tout près du saumon. Ainsi il n'aura pas vu cette mouche précédemment et elle va lui arriver sans qu'il ait le temps de l'examiner; elle sera gobée presque à coup sûr.

     Cette précision peut certes s'acquérir en péchant, mais il est de beaucoup préférable d'essayer de l'obtenir en s'exerçant en salle ou sur le gazon. Les assiettes à tarte en aluminium semblent avoir été faites spécialement pour cela. On en place deux assez éloignées l'une de l'autre et de façon à former un triangle avec le moucheur qui essaie de placer la mouche «sur la tarte»; ce serait mal vu dans la cuisine mais, sur le gazon, cela s'accepte très bien.

CHAPITRE 2; MÉTHODES DE PÊCHE À LA MOUCHE

     Pêcher le saumon à la mouche n'est pas tellement difficile, surtout si on compare cela à la pêche à la mouche de la truite de mer, par exemple. Cette dernière ne se laisse approcher qu'à la suite d'extrêmes précautions, prend la fuite au moindre mauvais lancer et monte à la mouche rarement plus d'une fois dans une même séance de pêche.

     Salar, au contraire, est calme et ne se laisse pas intimider au moindre mouvement. Avec son air d'aristocrate, il peut regarder passer pendant des heures, dédaigneusement, les plus belles offres d'un saumonier palpitant d'espoir, puis tout à coup, sans avertissement, s'élancer rageusement sur l'une d'elles, engager le combat comme lui seul sait le faire, se libérer et revenir se placer à l'endroit précis où tout a commencé.

La Grande Fosse — Rivière Sainte-Anne
     La principale caractéristique du saumon dans son comportement vis-à-vis la mouche est bien l'imprévisibilité, expliquée peut-être par le fait qu'elle ne l'intéresse pas comme nourriture.

     Aucun sport halieutique n'a été étudié avec autant de minutie, raffiné, perfectionné dans tous les détails pour en arriver à un ensemble de règles à suivre qui devraient faire de la capture du saumon quelque chose de presque assuré sinon d'automatique. 

     Pourtant les réactions de celui-ci sont si inattendues que souvent la compétence du pêcheur averti n'amènera aucun résultat tandis que la ténacité d'un amateur peu doué et mal équipé l'emportera.

     Malgré cela le mordu de la pêche au saumon, la victime de la «salmonite», abandonnera rarement à moins qu'il ne lui devienne physiquement impossible de pratiquer son sport. J'ai vu des gens habitués à pêcher dans le grand luxe aux endroits les plus exclusifs, qui après avoir subi des revers de fortune continuaient de pêcher, à gué, dans des endroits publics à quatre dollars par jour. D'autres, impotents, se faisaient transporter en canot par leurs guides et, enfin, un plus original encore avait demandé et obtenu que ses cendres soient déposées dans une certaine fosse de la Matapédia.

     Il n'est pas facile d'expliquer à quelqu'un qui n'est pas amateur de pêche à la mouche comment il se fait qu'un saumonier puisse rester bredouille une saison entière sans perdre aucune ferveur, mais je crois que cela prouve bien l'incontestable supériorité de la mouche au point de vue sportif. L'amateur de lancer léger, lui, sera là uniquement quand le saumon est abondant et que sa capture est quasi assurée.

     Il y a beaucoup de règles à suivre, toutes de nature à favoriser de bonnes pêches, mais il n'en reste pas moins que la ténacité est une vertu indispensable à tout bon pêcheur.

     Les théories abondent sur la période de la journée la plus propice, sur la température la plus favorable, sur les endroits de prédilection du saumon et ainsi de suite. Tout cela fait de la lecture très intéressante mais elle ne deviendra fructueuse que si elle sert à éveiller la curiosité et porte à observer ce qui se passe près d'une rivière à saumons.

     Les conditions climatiques: vent, pluie, soleil ardent, température de l'eau, de l'air, influencent indéniablement la qualité de la pêche et c'est l'observation de ces phénomènes qui apprendra le mieux au pêcheur quelles réactions ils provoquent chez le saumon. Des statistiques bien tenues vont démontrer, par exemple, que la majorité des captures se font tard l'avant-midi et vers la fin de l'après-midi, mais comment ce renseignement peut-il servir le saumonier sur des eaux d'accès libre au public? Pour lui, la nécessité fera, de son réveille-matin, son meilleur conseiller. De même il y a des périodes dans la saison qui, invariablement, produisent mieux que les autres, mais si on ne peut pas les obtenir, il faut tirer le meilleur parti de celles dont on dispose.

     Je considère qu'il y a réellement deux pêches au saumon très différentes l'une de l'autre; chacune a ses mérites, mais elles n'ont pas du tout la même valeur sportive et elles divisent en deux groupes distincts les adeptes de ce sport.

     Le premier comprend ceux qui font la pêche en juin et début de juillet, donc de la pêche en l'eau haute et en conséquence du blind fishing c'est-à-dire dans des conditions telles qu'ils ne voient pas le saumon. C'est très excitant parce que le saumon a encore toute l'énergie de batteries fraîchement rechargées en mer et il peut livrer des luttes fantastiques qui cependant sont atténuées par un équipement plus fort et plus lourd. Cette pêche demande peu de finesse et il ne s'agit que de localiser le poisson qui prend généralement la mouche dès qu'il la voit.

     Celui qui volontairement fait partie de l'autre groupe, celui qui pêche en eau basse, démontre un esprit sportif nettement supérieur parce qu'il aura souvent à employer tous les trucs qu'il a à son actif et, malgré tout, occasionnellement connaître l'insuccès. Pour lui, voir un saumon, alors que les conditions de pêche sont très difficiles, constitue un défi et il s'entêtera à trouver un moyen légal de lui faire accepter une mouche. Il obtient plus de satisfaction à réussir une capture et jouit beaucoup plus intensément de son sport.

La mouche noyée

     Elle est, sans contredit, celle qu'il faut connaître en tout premier lieu: elle peut se pratiquer pendant toute la saison alors que la sèche ne vaut que lorsque l'eau a atteint un certain degré de température; elle est plus facile à maîtriser et beaucoup de bons pêcheurs ne pratiquent jamais d'autres méthodes.

     Comme il est plus difficile de déterminer où les saumons se tiennent dans les fosses, au début de la saison, quand l'eau est haute et opaque, il s'agit alors de couvrir méthodiquement toute la surface de l'eau. C'est la période des grosses mouches qui sont idéales pour localiser un saumon et comme elles peuvent être vues de plus loin elles peuvent être montrées par toute la fosse en économisant temps et mouvement.

     Il ne faut pas restreindre leur rôle à celui d'agent localisateur, parce qu'à cette époque-là, si grosse soit-elle, la mouche sera vite gobée sitôt présentée au saumon. Il s'agit donc, si l'on pêche à gué ou de la rive, de lancer en direction de l'autre rive — à 45 degrés, si le courant est très fort — et de laisser la ligne tourner avec le courant. Au lancer suivant, on donne plus de ligne ou on descend d'un pas et on lance à la même distance, puis on répète cette façon de faire jusqu'au bas de la fosse.

     Il ne faut pas craindre de laisser la mouche revenir tout près du bord où le courant est moins fort; le principe suivant vaut pour toute la saison: le saumon, ne se nourrissant pas en eau douce, ne peut refaire son énergie et va chercher à la conserver durant tout son séjour en rivière.

     Si l'on pêche d'un canot sur une rivière étroite, on doit généralement s'ancrer au centre et lancer alternativement à droite et à gauche à un angle qui varie entre 90 et 45 degrés selon la vitesse du courant. Quand on a atteint la distance que l'on peut aisément couvrir, on laisse descendre le canot. (L'expression locale est «prendre un drop»... non, non!, il ne s'agit pas de sortir la bouteille...) et on s'ancre à nouveau de manière à lancer la mouche sur les dernières verges de la surface déjà couverte. C'est que, souvent, un saumon qui a refusé la première offre peut monter vers la même mouche présentée d'un angle différent.

     Ici encore il faudra lancer la mouche aussi près de la rive qu'il est prudent de le faire et couvrir avec une attention particulière les petites anses à eau moins rapide. Les saumons semblent affectionner particulièrement le voisinage des roches submergées, sans doute parce qu'elles brisent la force du courant et lui ménagent des endroits où il peut se tenir sans effort. Certains livres sur la pêche offrent des séries de croquis montrant la position exacte de chaque saumon en relation avec chaque roche. Il est difficile de pouvoir faire des observations suffisamment précises, en eau haute, pour tirer de telles conclusions.

     Il suffit alors de pêcher plus attentivement à ces endroits et le saumon lui-même saura indiquer sa position mieux que le meilleur des dessins. En eau basse on peut les observer et, ici encore, l'esprit d'observation amènera le pêcheur à connaître presque instinctivement la position probable des saumons près de ces roches.

     Enfin, si l'on pêche en canot sur une rivière plus large, il s'agit de faire cette même descente par deux fois en couvrant chaque moitié à tour de rôle.

Faut-il agiter la perche?

     Pendant que la mouche effectue son trajet dans l'eau certains pêcheurs gardent leur perche immobile, se contentant de la tourner graduellement pour lui faire suivre la ligne ou pour la contrôler; d'autres lui impriment un petit mouvement de haut en bas et d'autres encore fouettent l'air comme s'ils saluaient le saumon de la main. Quelle est la bonne méthode?

     Une chose est certaine: que la mouche doit paraître vivante dans l'eau pour attirer le saumon. Cet assemblage de plumes, poils, hackles et tinsels est précisément conçu pour donner cette impression de vie et de mouvement, alors est-il bien nécessaire de continuer à l'agiter par un mouvement de la perche? Quand l'eau est suffisamment rapide, il est incontestable que, souvent, le saumon a gobé la mouche bien avant que cette action de la perche ait pu modifier en quelque façon que ce soit le comportement de la mouche.

     En eau plus basse le courant est moins rapide ou certaines fosses en ont très peu, il faut alors donner un peu de mouvement à la mouche mais je crois que de petits coups saccadés, de l'avant, seront plus efficaces que le mouvement de va-et-vient. Il suffit d'observer de petits objets flottant librement à la surface ou sous la surface du courant, même modéré, pour constater qu'ils sont constamment agités, qu'ils sautillent, enfin qu'ils semblent avoir suffisamment de motilité. On n'agite pas du tout la mouche sèche — à moins de la traîner volontairement sur l'eau — et pourtant son efficacité n'est plus à prouver.

     Ce mouvement donné à la perche affecte la mouche proportionnellement à la longueur de la ligne et si le bout du scion monte et redescend de huit à douze pouces et que la ligne n'est pas très longue, la ligne aura le mouvement d'un yoyo, ce qui amusera peut-être le saumon autant que les enfants, mais je doute que cela l'incitera à prendre!

     Je disais plus haut que l'on employait de grosses mouches pour localiser le saumon en eau haute, mais ce n'est pas la seule raison; dans un courant fort et rapide, une petite mouche ne peut pas caler suffisamment il arrive souvent alors que dans le rapide à la tête de la fosse, il faille en employer une grosse, quitte à en réduire la taille en arrivant dans l'eau plus calme.

     La profondeur de la mouche importe beaucoup et comme on n'emploie presque plus de lignes calantes, c'est le poids de la mouche qui, en grande partie, va déterminer à quel niveau elle flottera dans l'eau. Ainsi, au mois d'août, les petites mouches à eau basse que l'on emploie ne descendent qu'à trois ou quatre pouces sous la surface et souvent moins, et c'est peut-être ce qui les rend efficaces.

Doit-on frapper le saumon pour le ferrer?

     Le moment où il se perd à coup sûr le plus de saumons est celui qui suit d'une fraction de seconde son premier contact avec la mouche. Le moucheur à truites est habitué à frapper au premier contact et ce réflexe fait enlever bien des mouches au saumon.

     Salar a différentes façons d'approcher la mouche; parfois, ce ne sera qu'un léger coup, pas très facile à discerner, suivi d'une certaine tension et d'un arrêt de mouvement de la ligne. Il ne faut pas frapper: il suffit de relever la perche et d'appliquer un peu de pression sans donner de coup.

     D'autres fois, le saumon se rue sur la mouche dans un bouillonnement d'eau et le saumonier novice réagit instinctivement et la lui enlève.

     Après avoir pris une mouche, il la garde un peu dans sa gueule avant de décider de la rejeter. Au même moment il se retourne, l'amène en eau profonde et, ce faisant, se ferre lui-même parce qu'il est déjà trop tard pour la rejeter. Il suffit alors de relever la perche pour appliquer suffisamment de pression et faire pénétrer la pointe au-delà du crochet.

     Dans la pêche à la mouche sèche, on voit le saumon monter, souvent lentement et, bouche béante, il aspire la mouche en faisant un bruit de succion facilement perceptible. La tentation de lever la perche trop vite est souvent irrésistible pour certains et il ne faut pas trop les en blâmer, parce que peu de spectacles sportifs offrent des émotions aussi fortes et aussi grisantes que celui-là. En général il faut frapper, surtout si la ligne est longue, parce qu'alors l'effet n'est pas transmis instantanément à la mouche. Si la ligne est courte et que l'on peut très bien observer la scène, je préfère attendre qu'il ait refermé la bouche et commencé à se retourner avant de donner le coup, qui d'ailleurs n'a jamais besoin d'être violent.

     Un conseil vient ici à propos: on doit souvent vérifier la pointe de l’hameçon et si elle est émoussée, il faut la passer sur une petite pierre.

Faut-il laisser reposer le saumon qui vient de manquer une mouche?

     Souvent, en péchant à la mouche noyée, on ressent un petit coup sec ou parfois une secousse assez violente avec tension de la ligne qui est immédiatement relâchée. Dans le premier cas c'est souvent un saumoneau qui a touché la mouche, mais ce peut être aussi un saumon; dans le deuxième cas, la violence du coup ne laisse aucun doute: c'est un saumon qui vient de happer la mouche mais il n'y a pas eu pénétration de la pointe de l’hameçon; s'il ne s'est pas blessé, il reviendra peut-être.

     Il arrive encore plus souvent qu'un poisson semble faire un réel effort pour attraper la mouche, mais la manque et le bouillonnement qui en résulte laisse le pêcheur tout excité. Doit-il lui présenter la mouche à nouveau tout de suite ou le laisser reposer quelques minutes?

     L'ancienne coutume prescrivait, dans tous les cas, de laisser reposer et d'attendre au moins cinq minutes. Pour ma part, j'ai observé cette règle pendant longtemps, mais j'ai constaté que trop peu de ces saumons remontaient. Maintenant je lance immédiatement au même endroit et obtiens de meilleurs résultats. Pourquoi ne pas profiter du moment, qui peut être bien passager, où il semble intéressé par la mouche ?

La pêche en eau basse

     Généralement, à partir de la mi-juillet, les rivières de la Gaspésie ont atteint leur niveau d'été et la période d'étiage va en s'accentuant jusqu'à la fin de la saison. Il va sans dire que bien des tactiques qui valaient en juin ne s'appliquent plus. Avec la baisse du niveau de l'eau, les fosses ont leur conformation que l'on peut qualifier de normale et un pêcheur qui les connaît très bien sait presque à coup sûr où le saumon se tient. C'est parce qu'année après année, à moins d'un changement du lit de la rivière par les glaces ou la formation d'alluvions, le saumon occupe les mêmes endroits qu'on appelle salmon Lies.

     Il n'est donc plus nécessaire d'employer les grosses mouches pour localiser le saumon qu'un œil exercé peut souvent repérer, d'autant plus lorsqu'il sait exactement où regarder.

     Quand on voit un saumon ou quand l'expérience passée laisse pressentir l'endroit précis où il devrait s'en trouver, il faut se placer à un point légèrement en amont de façon à lancer de côté pour lui permettre de voir la mouche. Quand celle-ci a terminé son trajet, il est bon de faire une courte pause en la laissant suspendue un très court moment dans le courant avant de faire le retrait préliminaire au lancer suivant. C'est que le saumon suit la mouche assez souvent sur une bonne distance avant de se décider à la prendre et un retrait hâtif pourrait la lui enlever. D'ailleurs, quel pêcheur, après quelques années, n'a pas eu une fois au moins l'expérience de voir un saumon suivre la mouche, alors qu'il rentre la ligne avec le moulinet, et se montrer à quelques pieds à peine du bout du canot?

     Nous ne sommes pas encore en période d'eau extrêmement basse et elle est relativement froide, aussi je préfère employer la plus grosse mouche que je crois acceptable pour un saumon: elle est plus visible, retient mieux le poisson et permet un avançon plus résistant. Le saumon monte encore volontiers à la mouche et je crois qu'une numéro 2 dans une rivière comme la Matapédia, par exemple, convient très bien à condition de ne pas être trop garnie (overdressed).

Comment maîtriser la ligne

     Il n'y a pas de fosse où le courant soit parfaitement uniforme sur toute sa largeur et cette variation dans la force et la rapidité de l'eau provoque souvent des problèmes que l'on doit pouvoir surmonter si l'on veut obtenir une présentation efficace de la mouche. Il faut donc apprendre à maîtriser la ligne pendant sa descente et c'est encore plus important pour un moucheur à gué; car en canot on peut plus aisément changer sa position.

     Ainsi il existe peu d'endroits où l'on peut se borner à lancer et laisser le courant faire le reste; peut-être est-ce possible au mois de juin, mais généralement, en eau basse, il faut «aider» la mouche.

     On entend souvent dire: «Quand le saumon se tient là, rien à faire! Il n'est pas prenable.» C'est vrai si on envoie la mouche dans sa direction sans s'occuper de ce que le courant fait de la ligne. Souvent c'est lui le coupable qui, en entraînant la ligne, soustrait la mouche à la vue du saumon ou lui imprime un mouvement, ou une allure qui la rend inacceptable pour le poisson.

     C'est ce qu'on appelle le drag que, faute de mieux, j'appellerai la «tire», parce que c'est l'effet de traction du courant sur la ligne qui est responsable de ces ennuis. J'en donnerai tout à l'heure des exemples mais je crois qu'un peu d'historique de la pêche pourra faire voir l'ensemble du problème et nous démontrer comment on est arrivé à découvrir des solutions.

     À la fin du siècle dernier, il n'y avait que des lignes calantes et l'on employait de très grosses mouches. Comme on ne péchait pas encore le saumon à la mouche sèche, on péchait forcément en profondeur. On prenait certes du saumon, et beaucoup, mais ce n'était certainement pas dû à ces méthodes qui auraient très peu de succès de nos jours, si ce n'est à l'eau très haute. La pêche était bonne tout simplement parce que le saumon pullulait dans les rivières et que les montaisons d'alors se comparaient mieux à celles du Pacifique qu'à celles que nous avons maintenant. Cet énoncé en fera certainement sursauter plusieurs et c'est pourquoi je reviendrai sur ce sujet.

     Comme je le disais, presque toute leur pêche se faisait au mois de juin parce que leurs méthodes ne donnaient aucun bon résultat quand l'eau avait commencé à baisser et je me souviens, malgré mon jeune âge, de l'époque où les camps commençaient à fermer au milieu de juillet.

     En cherchant à prolonger la période de pêche, un Anglais du nom de A.H.E. Wood a développé, vers 1903, sa fameuse technique dite Greased Line Fishing qui a révolutionné ce sport plus que tout ce qui avait été fait avant ou depuis, y inclus la pêche à la mouche sèche.

     On ne parle plus guère de cette méthode, mais c'est ce que nous pratiquons tous maintenant sans le savoir. Comme le nom l'indique, elle consistait à graisser la ligne pour la faire flotter parce que A.H.E. Wood s'était aperçu que le saumon prenait mieux près de la surface; de là à rapetisser la mouche il n'y avait qu'un pas que l'inventeur de cette méthode aurait dû franchir s'il avait eu de la suite dans les idées.

     En ramenant la ligne à la surface, il s'est rendu compte que le courant était, par lui-même, source de difficultés et en s'appliquant à les éliminer, il a inventé la technique dite mending the line. Ici encore, c'est une expression extrêmement difficile à traduire pour quiconque a toujours péché ou «parlé saumon» en anglais. Plus j'avance dans cet ouvrage, plus je déplore le fait que Larousse et Robert n'étaient pas des pêcheurs de saumon !

     Tentons d'abord d'expliquer comment se produit cette vilaine «tire» (drag) et de quelle façon elle nous incommode. Nous savons déjà que la mouche doit donner l'impression de flotter librement; malheureusement, elle est attachée à un fil qui repose sur l'eau et qui est à la merci des courants. Voici les cas que l'on rencontre le plus souvent:

     1. La mouche est lancée près de la rive opposée, dans l'eau plus calme (point A), mais la ligne tombe sur le courant plus rapide du centre. Il se forme très vite une grande courbe dans la ligne (1) qui s'accentue rapidement (2) parce que le courant est beaucoup plus rapide dans cette zone. La mouche suit évidemment la direction indiquée par les pointillés 1 et 2 alors que son trajet normal devrait être celui du pointillé B.

     2. Voyons maintenant le cas inverse: la mouche est lancée au point A, dans l'eau rapide, et la ligne repose dans l'eau relativement calme du centre. La mouche part rapidement mais le centre de la ligne retarde, réduit la vitesse de la mouche, l'attire vers le centre et la laisse presque suspendue, hors de portée et ne «péchant» pas.

Mending ou amendement de la ligne

     L'amendement de la ligne, mot que j'adopterai comme traduction de mending, corrige en fait ces défauts de présentation. Voici comment on procède et l'exécution du geste est plus facile et rapide que sa description. La courbe indésirable est en aval comme dans le premier exemple. Il ne faut pas que la mouche en soit affectée, alors on baisse la perche à l'horizontale, ce qui donne un surplus de ligne permettant de faire le mouvement sans l'attirer. Ensuite on dirige la pointe de la perche vers la gauche pour lever partiellement la partie de ligne qu'on veut déplacer, on lève la perche en un mouvement de rotation et on dépose la ligne vers l'amont.

     Cette succession de mouvements doit être continue et la perche demeure parallèle à l'eau, ce qui signifie que tout le bras accomplit le même demi-cercle que la perche et qu'ainsi il n'est pas nécessaire d'en relever le bout.

     La mouche a été lancée au point A. Avant que la ligne n'atteigne la position B, on fait l'amendement et on la dépose à C. On répète le mouvement aussi souvent qu'il le faut jusqu'à ce que la mouche soit à destination. Il est préférable de prévenir la formation d'une course, ainsi le trajet de la mouche s'opérera vers le bas plus directement.

     Si l'on se trouve devant le deuxième cas, on fait le même geste en sens inverse et on dépose la ligne en aval. Dans ce cas-ci, pour n'avoir pas à répéter l'amendement, on peut relever le bout de la perche pour laisser moins de ligne sur l'eau lente, et tourner la perche plus vite vers le bas, ce qui accélérera la descente de cette partie de la ligne.

     Mr. Wood avait pour objectif de présenter au saumon une petite mouche, dérivant presqu'en surface et entrant de côté dans le champ de vision de ce dernier, et l'amendement rend cela possible. Il avançait aussi la théorie que si la mouche approchait le saumon à cet angle, elle serait toujours accrochée dans le coin de la bouche et que la traction sur la ligne aiderait à faire pénétrer l'hameçon. Il faut cependant que le pêcheur voie le saumon prendre la mouche et qu'il abaisse le bout de la perche, en donnant ce surplus de ligne que le courant emporte en aval du saumon, accroissant ainsi la force de «tire». Ensuite, il n'a plus qu'à tourner la perche vers la rive et le saumon est ferré.

     Il a parfaitement raison si le saumon charge la mouche et continue avec elle vers l'amont, ou encore s'il la prend en se retournant pour filer tout de go vers l'aval. Mais il arrive souvent qu'il suive la mouche et ne la prenne que lorsqu'elle a presque terminé sa descente et, dans ce cas, il montre peu de respect pour la théorie de Wood.

     Ceci n'invalide en rien la méthode à la ligne flottante qui continue de faire ses preuves et, si la mouche ne se situe pas exactement dans l'angle des mâchoires, bien peu de pêcheurs en garderont rancune à Mr. Wood ou au saumon.

La patente ou Fishing the patent

     Un certain Colonel Lewis S. Thompson réclame la paternité de cette méthode et je lui cède la parole en traduisant un article qu'il avait écrit dans la revue américaine The Sportsman en 1934.

     «Il y a cinq ans, je péchais a Jimmie's Hole», un fameux pool de la Restigouche. Il y avait à ce moment, dans cette fosse, un vieux saumon mâle qu'on en était venu à appeler the Hobby Horse, le cheval de bois. Il se tenait dans le milieu de la fosse et, tout à coup, il montait à la surface et roulait comme un marsouin, une bonne vingtaine de fois, toujours au même endroit. Aucune mouche ne l'intéressait. Tous les soirs, on demandait à celui qui avait péché dans le pool: «Quoi de neuf avec Hobby?» Mais rien ne se passait d'autre.

     «Un jour que je péchais dans la fosse, Hobby semblait «marsouiner» encore plus que de coutume, mais ne voulait pas regarder mes mouches, et en péchant, je descendis en aval de lui. J'employais une Red Abbey numéro 5/0 et fit monter un saumon près de la rive opposée. Je laissai la mouche continuer son périple, puis, comme je voulais le reposer, je retirai la mouche pour la lancer loin en amont. Je voyais la mouche descendre, elle ressemblait à une grosse souris. Elle dériva dans les petits remous et tourbillons puis arriva dans le centre du pool d'une eau très claire et à la surface réfléchissante comme un miroir.

     Elle s'approchait lentement de l'antre de Hobby et, tout à coup, by gracious!, voici le gros cheval qui s'amène, saisit la mouche et part pour son dernier voyage. Une nouvelle méthode de pêche était née, qui, je crois, est supérieure à toute autre. Nous l'appelons the Patent. »

     Je reprends ici la description que je donnais de cette méthode dans Dernière Chance du Saumon ?

     Ce mode de pêche est intéressant parce qu'il n'exige aucun équipement supplémentaire et qu'il est d'exécution facile. Il ne se pratique qu'avec des mouches en poil ou bucktails assez grosses; les meilleurs résultats semblent obtenus avec des grosseurs numéro 2/0 ou 3/0. Cependant, si le courant est faible, une mouche plus petite est employée.

     La méthode m'a été enseignée par Frank Isaac, un vieil Indien Micmac qui pendant plus de quarante ans fut le guide de Walter Teagle, ancien président de la Standard 0/7 (New Jersey) qui fut probablement le plus grand protagoniste du patent fishing.

     La technique vaut surtout quand l'eau a atteint un degré de température d'au moins 68° F (20° C). Il faut voir le saumon et se placer un peu en amont de façon à lancer à un angle d'environ 90 degrés et il est important d'être placé de côté parce qu'on doit frapper ou ferrer dès que le saumon a saisi la mouche; si l'on est directement au-dessus de lui, on courrait le risque de la lui enlever.

     Il faut lancer la mouche à environ cinq ou six pieds du saumon et la laisser descendre vers lui sans aucun contrôle de la ligne. Ici la mouche ne décrit pas un cercle dans le courant mais elle descend avec lui en ligne droite vers le saumon. Alors, contrairement aux autres genres de pêche à la mouche noyée où les plumes ou poils sont collés au corps de la mouche, celle-ci prend plutôt la forme d'un V renversé; chaque poil a une action individuelle qui donne au leurre une apparence vivante et semble exciter le saumon, même si rien d'autre n'a réussi à éveiller son intérêt.

     Il faut arrêter la perche dans son mouvement avant et il faut la relever avant que la mouche n'ait touché l'eau. Ceci crée une réserve de ligne à l'arrière de la mouche et permet cette descente libre qui va donner l'effet désiré.

Le noeud Portland ou Portland hitch

     Il s'agit d'une technique employée couramment à Portland Creek, Terre-Neuve, et que j'avoue n'avoir jamais essayée.

     Cette méthode consiste à faire «patiner» une mouche à la surface de l'eau, juste à une vitesse suffisante pour qu'elle ne s'enfonce pas. La mouche est ramenée vers le pêcheur et de façon à passer à courte distance du nez du saumon. On peut également employer des mouches noyées ou des mouches sèches.

     Ici, on ne s'en sert qu'occasionnellement, quand le saumon a refusé tout ce qu'on avait à lui offrir et on me dit qu'elle donne assez souvent de bons résultats. Pour imprimer à la mouche le mouvement désiré, on enroule simplement le fin bout de l'avançon derrière la tête de la mouche, comme le montre l'esquisse ci-dessus.

Pêche à la mouche sèche

     Cette pêche extrêmement efficace et qui procure les émotions les plus fortes n'est pratiquée qu'en Amérique ; elle a été essayée en Europe par bien des experts mais il semble que, pour des raisons inconnues, la sèche n'intéresse pas le saumon dans les rivières européennes. Elle est un peu plus difficile à pratiquer que les autres méthodes mais quiconque se refuse à l'apprendre se prive volontairement des expériences les plus excitantes que peut procurer la pêche au saumon.

     Elle n'a jamais été considérée comme efficace au début de la saison parce que le saumon n'y réagit pas quand l'eau est encore trop froide. Cependant, depuis quelques années, on l'emploie de plus en plus tôt avec d'occasionnelles et agréables surprises. Plus tard, quand l'eau devient plus chaude et baisse, il y a des périodes pendant lesquelles il est impossible de prendre un saumon si ce n'est à la mouche sèche.

     Nous avons parlé des mouches qui étaient populaires au cours d'un chapitre précédent; leur taille peut varier entre trois quarts de pouce et deux pouces et demi ; pour ma part les mouches d'un pouce trois quarts environ ont été cause de la plupart de mes prises.

     On peut lancer en amont, de côté ou en aval, mais si on ne voit pas le saumon, il faut énormément de patience et d'effort pour le localiser à la sèche. Ici, jamais de ligne tendue; cette pêche se caractérise par le nombre de faux lancers requis pour garder la mouche bien sèche et lui conserver sa capacité de flotter. Elle doit, en effet, rester complètement en surface, ne reposant sur l'eau que du bout des hackles et de la queue. Sur la page suivante, je fais reproduire une mouche sèche qui flotte bien. Mon bon ami Milt Weiler, artiste et compagnon de pêche extraordinaire, décédé récemment, m'avait fait ce dessin en moins de cinq minutes, alors que dans mon den, nous parlions... de pêche, évidemment!

     Il arrive souvent qu'une mouche tout à fait submergée par l'effet de la ligne soit prise, mais si elle flotte mal, mi-partie en surface et mi-partie dans l'eau, elle sera très rarement gobée par un saumon.

     Sur les eaux publiques, il est presque impossible de pêcher à la sèche; la plupart du temps le pêcheur est suivi d'un autre pêcheur qui mouche vers l'aval avec des noyées. Il en résulte trop souvent des entremêlements de lignes ou encore des oreilles ou nez pris à la mouche, petits incidents qui sont rarement à l'origine d'amitiés sincères et durables.
     Comme je le disais plus haut, il ne faut pas que la ligne soit tendue mais bien qu'elle tombe sur l'eau d'une façon sinueuse, comme un serpent qui ondule, parce que c'est le surplus de ligne qui assurera une bonne distance de flottaison. On peut cependant dérouler de la ligne pendant la descente et la jeter à l'eau; ensuite on agite la perche de haut en bas pour la faire passer dans les guides. Ce geste n'affecte en rien l'attitude de la mouche parce qu'il n'y a aucune tension et on peut en ajouter ainsi tant que la mouche continue à bien flotter et précède la ligne.

     Pêcher en amont de soi comporte un peu plus de difficultés parce qu'on doit placer la mouche à l'extrémité d'une grande courbe afin qu'elle descende vers le saumon en précédant l'avançon et un bon bout de la ligne; autrement, la «tire» se manifesterait tout de suite et la mouche serait entraînée sous l'eau.

     Je connais deux méthodes susceptibles d'obtenir cela et elles peuvent être maîtrisées assez rapidement avec un peu de pratique.

     L'une consiste à faire le lancer en tenant la perche presque à l'horizontale et à en ramener le bout quelque peu, juste avant que la mouche ne heurte l'eau. Ensuite, on contrôle la marche de la ligne en faisant de l'amendement. (C'est bien pratique d'avoir un mot pour mending, même s'il risque de m'attirer les fureurs de certains puristes.)

     Dans l'autre méthode, on prend position en aval des saumons que l'on a repérés, et de manière à être, latéralement, le plus loin possible d'eux. Par un jeu de lancers, on déroule la longueur de fil voulue dans les airs puis on lance en essayant de déposer la mouche à cinq ou six pieds en amont du saumon et sur le même plan pour qu'elle descende au-dessus de lui. Plutôt que de tenir la perche verticalement, on la penche un peu vers la droite, à quarante-cinq degrés environ, et on arrête la ligne, de la main gauche, juste avant son entrée en contact avec l'eau. Si l'action de retenue de la ligne est bien exécutée, la mouche devrait tomber au bout d'une belle courbe comme on le voit sur le croquis suivant.
     Quand le saumon est visible, le plaisir de cette pêche est centuplé parce que le poisson a des réactions à la sèche qui sont parfois étonnantes. On pourra aussi constater de visu que cela ne l'intéresse pas du tout, à moins que la mouche ne passe presque immédiatement au-dessus de lui. Très souvent il réagit en montant lentement à la surface à la manière d'un sous-marin, regarde la mouche et redescend aussi calmement qu'un badaud qui a du temps à perdre. Évidemment l'attente de la saison des amours peut lui paraître assez longue parce qu'on le voit faire cela une dizaine de fois sans jamais toucher la mouche. Souvent, alors, un changement de mouche peut l'inciter à prendre, mais pas nécessairement tout de suite.

     Si l'on pêche avec des noyées, il est inutile dans presque tous les cas de persister à montrer la même mouche ou une autre mouche à un saumon; il vaut mieux aller pêcher ailleurs et le laisser reposer, après quoi il prendra peut-être la première offre. Mais à la sèche, il lui arrive de la regarder passer sans réagir pendant de longues minutes, puis, subitement, s'élancer et la saisir.

     Quand, au passage d'une sèche, le saumon montre son excitation par un subit et nerveux mouvement des nageoires pectorales et de la queue, il prendra presque à coup sûr la suivante. Il fait cela de différentes manières toutes aussi excitantes les unes que les autres. Tantôt il peut monter très lentement, bouche béante, saisir la mouche d'un mouvement délibéré, se retourner et l'emporter dans les profondeurs de la fosse. Tantôt il peut s'élancer vers elle comme s'il était propulsé par une arbalète, la saisir, continuer de toute sa longueur dans les airs et replonger majestueusement. Une autre fois il se retournera à son passage pour la suivre et la prendre plus bas.
     Quand les conditions sont telles que le saumon prend bien la mouche sèche, il est assez surprenant de constater comme il montre peu de nervosité devant le passage répété de l'avançon ou de la ligne. C'est ce qui m'a toujours fait dire qu'il est exagéré d'employer des bas de ligne trop fins ou d'une longueur démesurée; après tout il n'en peut voir plus que les quelques pieds qui entrent dans son champ de vision.

     John E. Hutton, dans un livre publié en 1949, raconte l'épisode suivant qui s'était déroulé sur la Bonaventure. Il avait soutenu devant les autres membres et invités du club que la grosseur et la longueur de l'avançon n'avaient aucune importance, ce qui n'eut pas l'heur de plaire aux autres pêcheurs.

Saumons de la Bonaventure
     Alors, le lendemain, pour preuve, il attacha à sa ligne un avançon de 30 pouces de longueur et dix-sept livres de résistance. Il dût cesser de pêcher à 3h30 de l'après-midi parce qu'il avait déjà atteint la limite de huit saumons, dont deux pesant respectivement 21 1/2 et 21 livres. Cette anecdote est accompagnée d'une photo sur laquelle je crois bien que Jos. Cyr, maintenant gérant de ce club, se reconnaîtra, tenant un bout de la tringle sur laquelle les huit saumons sont enfilés, tandis qu'un guide qui semble bien avoir deux fois la longueur de Jos, supporte solennellement l'autre extrémité.

     Au risque de faire venir l'eau à la bouche du lecteur, je cite quelques passages qui corrobore l'efficacité de la mouche sèche tout en lui faisant entrevoir quelles étaient jadis les conditions de pêche. Ils sont tirés de A Trout and Salmon Fisherman for seventy-five Years, écrit par Edward Hewit, figure presque légendaire de vieux saumonier d'antan, décédé il y a quelques années alors qu'il approchait ou avait dépassé les cent ans. Le vieux n'a jamais fait autre chose de sa vie que pêcher et faire des expériences (pas en laboratoire, si ce n'est peut-être en hiver) sur le saumon ; il est alors assez facile de s'expliquer pourquoi il a voulu s'y accrocher si longtemps...

     Il raconte qu'il péchait sur la Restigouche en 1921, et s'était arrêté à un camp où il avait vu dans le Home Pool (il y a presque toujours un Home Pool a chaque camp) «a school of salmon lying just below the surface, extending for a space of twenty or thirty feet wide and perhaps two hundred feet long, side by side, in solid formation... » Mr. B., le propriétaire, lui dit que ces saumons ne prendraient pas la mouche et ils se rendirent alors à une autre fosse, en aval, où Hewit, qui avait trois perches toutes montées «leva» 54 saumons, en accrocha 14 dont 11 furent amenés au sec. Il faut dire, (du moins, lui le dit) qu'il faisait toute la pêche et passait la perche à ses compagnons dès qu'il avait accroché un saumon.

CHAPITRE 3; LES FOSSES et DÉPLACEMENTS DES SAUMONS

     Les saumons ont dans les rivières des endroits de prédilection, bassins naturels appelés fosses ou pools et qu'ils adoptent chaque année comme lieu de séjour ou comme «halte routière» aquatique.

     Je voudrais parler en même temps des montaisons, les deux sujets étant intimement reliés: en effet tout le séjour du saumon en rivière constitue sa montaison et chaque arrêt dans une fosse n'est qu'une interruption momentanée de celle-ci. On entend dire souvent et, ce qui est plus surprenant, on lit parfois que le saumon naît en rivière, descend à la mer et revient «chaque année» pour se reproduire. C'est entièrement faux parce que seule une petite proportion — qu'on établit à environ 8% — des saumons de l'Atlantique font plus qu'un voyage en eau douce au cours de leur vie.

     La date de leur entrée en rivière varie des deux côtés de l'océan; on les pêche déjà en février dans les rivières de Bretagne alors que chez nous, les plus hâtifs sont ceux de la Baie des Chaleurs qui s'acheminent dans la Restigouche pendant la dernière semaine de mai. On entend dire régulièrement aussi qu'ils ne montent en rivière que lorsque l'eau de neige est entièrement écoulée, mais cet adage se dément année après année parce qu'invariablement il reste encore de la neige dans les bois au début de juin et les ruisseaux sont encore gonflés de l'eau de fonte.

     À cette période les saumons voyagent très rapidement et, dès le début de juin, on peut les prendre dans les rivières tributaires éloignées telles la Patapédia et la Kedgwick ainsi que la Causapscal. On peut se faire une certaine idée de leur progression dans la rivière quand on découvre des puces de mer encore attachées au saumon. Ces petits crustacés ne vivent généralement que quarante-huit heures en eau douce et leur présence occasionnelle sur des saumons capturés à près de cent milles de l'estuaire indique que la montée a été fort rapide.

La Cap Chat: saumon de quarante livres
     Cette migration est constituée des plus beaux spécimens et dans des rivières comme la Cascapédia, Restigouche, Matapédia, Moisie et Laval leur poids moyen peut être supérieur à trente livres. Peu de ceux-ci sont interceptés au passage et ils peuvent se rendre dans les affluents tributaires éloignés et les réserves pour la faune. Il va sans dire qu'il s'agirait d'un groupe extrêmement précieux comme géniteurs si leur survie pouvait être assurée. Malheureusement il se passera plus de quatre mois avant le frai et même s'ils ont échappé aux saumoniers de bon aloi, ils sont trop souvent victimes de braconniers qui opèrent en toute sécurité dans ces endroits isolés.

     À la suite de cette première montaison, il semble y avoir une trêve qui peut se prolonger une dizaine de jours, puis les saumons commencent à entrer en plus grand nombre. Généralement, après la première semaine de juillet, les castillons ou grilses font leur apparition.

     Ces jeunes saumons ont perdu beaucoup de leur popularité depuis que la limite de prises a été réduite à deux saumons par jour et qu'ils en font partie. Il reste que leurs acrobaties sous l'eau et dans les airs en font les poissons sportifs les plus combatifs et les plus courageux qui soient. Il est dommage que les perches plus lourdes employées pour les gros saumons empêchent souvent de réaliser quelle contribution ils pourraient apporter à ce sport s'ils étaient capturés avec des perches de deux onces.

     Le saumon monte encore pendant tout le reste de la saison mais ce n'est qu'à l'occasion de fortes pluies, quand s'élève le niveau de l'eau, que l'on peut avoir des migrations substantielles à cette époque-là. Souvent, en juillet et en août, quand l'eau devient extrêmement basse et chaude, il se forme des accumulations spectaculaires de saumons dans certains pools importants. Ainsi, en 1973, dans le fameux Million Dollar Pool de la Restigouche, dans lequel l'eau plus froide de la Patapédia se déverse, on pouvait observer un de ces regroupements qui couvrait une superficie d'environ vingt-cinq verges sur deux à trois cents verges. On avait évalué à plus de trois mille le nombre de saumons dans cette fosse.

     Pour ne pas risquer de stimuler indûment l'adrénaline de certains braconniers à qui cela pourrait donner de mauvaises idées, voici une petite anecdote au sujet du gardien de cette fosse, un «jeune homme» de quatre-vingt-quatre ans du nom de Donald Moran.

     Un groupe de jeunes chasseurs qui descendaient la rivière en canot s'était arrêté pour faire une visite au camp de Donald. Au bout d'un certain temps, la conversation porta sur les carabines ce qui invita Donald à exhiber la sienne, une semi-relique qui évidemment avait connu de meilleurs jours. Devant l'air gouailleur de ses visiteurs, il se crut obligé d'offrir une petite démonstration en choisissant comme cible un goéland qui se tenait près de l'embouchure de la Patapédia, à quatre cents verges de là au moins.

     À la stupéfaction générale, l'oiseau s'écroula et l'un des jeunes gens prit le canot et alla le chercher. La balle avait frappé sous le bec, près de la gorge. Donald qui avait fort bien caché sa propre surprise, ne s'en tint pas là et, en fin opportuniste, s'écria: «Crisse de fusil! Y a longtemps que je voulais ajuster les mires. J'avais visé pour l'œil!»

     Certaines rivières ont des montaisons tardives qui se produisent longtemps après la saison de pêche. Ils fraient en même temps que les autres, soit vers la mi-octobre. Malheureusement ils ne sont d'aucune utilité puisqu'il est généralement admis que leur progéniture remontera elle aussi les rivières alors que la pêche sera terminée.

     Si l'on fait exception des premiers arrivés, les suivants montent les rivières à un rythme beaucoup plus lent, s'arrêtant dans les fosses pour des séjours plus ou moins prolongés. Certaines fosses ne retiennent le poisson que pour une brève période de repos et ne sont pas, à vrai dire, des pools, mais plutôt ce qu'on appelle en anglais des pot-holes. On y prend occasionnellement des saumons, et c'est le genre d'endroits que les pêcheurs harassés de la rivière Matane et ceux de la Matapédia devront rechercher cet été.

     D'autres fosses bien formées et balayées d'un bon courant contiennent régulièrement des saumons, mais ces derniers n'y restent pas longtemps et s'il y en a à peu près tout le temps c'est que de nouveaux arrivent après le départ des premiers occupants. Ce peut sembler une affirmation gratuite, mais cette observation est possible par la présence de certains poissons faciles à identifier. Ainsi quelques-uns ont des marques de filet ou, ce qui arrive malheureusement de plus en plus souvent, de «vrais sportifs» leur ont laissé dans la bouche ou dans le corps, leur marque de commerce, sous forme de grosses cuillers que l'on peut voir d'un bout à l'autre de la fosse.

La Bonaventure: un saumon-record de quarante-huit livres
     Enfin, il y a les fosses les plus importantes, dites les holding pools, où le saumon peut résider pendant plusieurs semaines. Généralement elles sont plus grandes, ont à leur tête un bon rapide qui renouvelle l'oxygène et souvent un ruisseau qui y amène de l'eau plus froide, de grands arbres en bordure, de gros rochers, des endroits à eau profonde et un beau «ciré» au bas, une vraie colonie de vacances, quoi !

     Quoiqu'elles contiennent presque toujours une bonne quantité de saumons, ces fosses ne sont pas nécessairement celles où la pêche est le plus facile; il est possible qu'en raison de son long séjour au même endroit, Salar devienne plus léthargique. Il est à remarquer aussi que le saumon semble avoir des habitudes plus régulières et que c'est surtout dans ces fosses que les bonnes périodes de pêche se situent tard dans l'avant-midi et à la fin de la journée.

     Il existe une autre méthode de classification des fosses basée uniquement sur le niveau de l'eau et qui est fort précise. Certaines personnes qui ont investi de fortes sommes pour l'achat d'un bout de rivière avec droit de pêche ont appris cela à leurs dépens. Ainsi, par exemple, on voit des endroits privés où la saison de pêche au saumon est déjà passée avant la fin de juin, en certaines années; la raison en est qu'ils n'ont que des fosses qui produisent en eau haute seulement (high water pools).

     Certaines fosses, qui sont généralement des holding pools, sont assez étendues et peuvent offrir au saumon des endroits attrayants à tous les niveaux d'eau. On constate cela alors qu'à la suite de hausse ou de baisse, Salar abandonnera un secteur d'une fosse au profit d'un autre.

     Il y a des rivières qui heureusement ont plusieurs pools qui produisent bien à l'eau haute, moyenne ou basse, mais il y a toujours certaines fosses où le saumon ne se tient plus quand l'eau a atteint un certain niveau et d'autres, par contre, qui ne retiennent le saumon qu'à partir de ce niveau. C'est ce qui permet aux guides ou à ceux qui connaissent très bien une fosse de dire «Quand cette roche-là est recouverte, pas de saumon!» et cette réflexion est malheureusement trop souvent vraie.

     En général, le saumon recherche des endroits à fond de roches de grosseurs variées ou de gros gravier, mais jamais de fond sablonneux. Souvent il abandonne un pool qui d'habitude était bon les années précédentes et on peut constater alors qu'il est devenu ensablé à la suite de travaux en amont ou sous l'effet des crues printanières.

     Une bonne fosse a, la plupart du temps, trois secteurs qui offrent une bonne variété de courants et quand un pêcheur a le privilège de plus en plus rare d'en occuper une à lui seul, il devrait y pêcher sur toute l'étendue, même s'il y connaît les meilleurs endroits, les hot spots. Il arrive, surtout le matin, que des saumons se tiennent dans le courant rapide à la tête de la fosse.

     Au pied de ce rapide il y a de l'eau plus profonde et plus calme et, en général, le rendement est bon dans le milieu de la journée. Le saumon prend bien la mouche à une profondeur de deux à cinq pieds et les endroits à eau trop profonde, même si l'on y voit des saumons, font souvent perdre du temps et des efforts.

     Beaucoup de bonnes fosses se terminent par un long «ciré» qui est presque toujours occupé, quoique souvent par des grilses. Il faut pêcher dans ces «cirés» jusqu'au bas, jusqu'à la toute fin de la fosse.

     Il arrive qu'en péchant en canot dans de tels pools, on lève l'ancre trop tôt et, en dérivant, on aperçoit un ou plusieurs saumons qui se dirigent rapidement vers le haut. Ces poissons prendront peut-être la mouche s'ils regagnent assez rapidement le même endroit, mais il faut les laisser reposer un bon moment, ce qui donne au pêcheur tout le temps de s'adresser quelques commentaires appropriés et donc jamais flatteurs.

     L'eau y est peu profonde et, par temps calme, il n'y a pas une ride, la surface est comme un miroir. Il faut procéder avec de grandes précautions: petite mouche et lancer délicat, la ligne doit bien flotter avec la mouche placée tout au plus à deux pouces sous la surface et il faut accélérer sa marche en travers du courant, le plus souvent en donnant de la ligne avec la main gauche. Si on voit Salar, il faut déposer la mouche le plus près possible pour lui donner moins de temps à l'examiner. Il s'agit évidemment aussi d'un endroit idéal pour faire flotter une sèche.

     Une fosse située à la tête d'un fort rapide ou d'une petite chute qui a exigé du saumon un surcroît d'efforts est presque toujours très bonne; le poisson n'y reste pas longtemps, mais il s'y arrête et il prend très bien la mouche pendant ces périodes de repos.

Retour du saumon à la mer

     Quand le saumon retourne-t-il à la mer après le frai ? Cette question n'aura de réponse vraiment satisfaisante qu'à la suite d'observations faites à une barrière de comptage, d'où l'on peut observer de façon certaine les mouvements de migration. Et, même là, des doutes subsisteront car ce qui est vrai pour un groupe de rivières ne l'est pas nécessairement pour toutes.

     Il est certain qu'une bonne partie des saumons redescend dès que le frai est terminé mais les quantités énormes de charognards capturés au printemps dans la Miramichi, par exemple, où cette pêche est permise, prouvent hors de tout doute qu'un grand nombre de saumons passe l'hiver dans la rivière.

     Fort probablement, ceux qui ont frayé à la tête de petites rivières ou de gros ruisseaux qui n'ont pas leur source dans un lac, abandonnent ces endroits immédiatement ou ils seraient broyés lors de la descente des glaces, même s'ils avaient une fosse assez profonde pour y passer l'hiver.

     J'ai fait le recensement des géniteurs sur la Patapédia l'an dernier, alors que plusieurs centaines de saumons étaient sur les frayères. Un peu plus tard, lors d'une expédition de chasse au même endroit, j'ai pu constater que tous ces saumons avaient quitté la rivière. Au retour, qui s'effectuait en canot par la Restigouche, nous avons vu au moins quinze cents saumons qui n'étaient ni sur des frayères ni dans des fosses profondes. Le frai était également terminé sur la Restigouche et nous avons conclu qu'il s'agissait là des saumons de la Kedgwick, de la Little Main, de la Patapédia et probablement s'y joignaient une partie de ceux de la Restigouche qui avaient commencé leur descente vers l'estuaire.

     Le fait que plusieurs d'entre eux étaient encore fort argentés et paraissaient n'avoir pas frayé demeure pour moi inexplicable. S'il s'était agi de saumons qui avaient frayé plus bas, il ne serait pas logique de supposer qu'ils se dirigeaient vers la tête du lac, parce qu'ils auraient tout intérêt à gagner la mer au plus tôt pour recommencer à se nourrir.

     Le fait demeure que d'énormes quantités de saumons descendent au printemps, dès la sortie des glaces et que nous ignorons totalement où ils ont passé l'hiver; je parierais cependant que, partout où c'était possible, le plus grand nombre se sera réfugié dans les lacs situés à la tête de ces rivières.

CHAPITRE 4; INTERPRÉTATION DES SAUTS

     Salmo salar (du latin salio, satire : sauter ou bondir) est aussi appelé en anglais the Leaper, le sauteur, et ces sauts si spectaculaires qu'il exécute l'identifient d'autant mieux et contribuent à en faire le poisson sportif le plus unique et le plus attachant qui soit. Ces performances acrobatiques ajoutent certes, sur le plan du spectacle, à un sport qui procure déjà bien des moments d'intenses émotions.

     Quel pêcheur en effet, surtout après une période prolongée au cours de laquelle rien ne s'était produit, n'a pas tressailli d'une soudaine agitation à la vue d'un gros saumon qui, tout à coup, à peu de distance, fend l'eau, bondit dans les airs et disparaît tout aussi rapidement? Cette vision ne manque jamais de raviver un optimisme qui s'éteignait peu à peu; mais, le saumon qui saute de la sorte prendra-t-il la mouche?

     Il troue la surface de l'eau de différentes manières et après plusieurs années d'expérience et d'observation un pêcheur peut être capable de prédire qu'à la suite de tel ou tel saut, un saumon prendra ou ne prendra pas la mouche. Évidemment le saumon est grégaire — s'il y en a assez dans une rivière pour lui permettre de l'être — et il peut arriver assez souvent qu'un saut indique la présence de plusieurs saumons au même endroit; en ce cas, on ne peut toujours être certain d'avoir pris celui qui s'était montré, si prise il y a eu. Tout de même il y a suffisamment de cas où cela se produit — alors que l'on voit très bien dans le pool — pour pouvoir tirer des conclusions valables.

Sur la rivière George, dans l'Ungava
     Beaucoup d'auteurs s'entendent à dire qu'en général un saumon qui vient de sauter ne montera pas à la mouche immédiatement après, mais je vois très mal ce qui peut autoriser un tel énoncé parce que mon expérience me fait plutôt penser le contraire. Voyons d'abord ceux que la mouche ne devrait pas intéresser.

     On trouve le saumon qui fait un saut appelé head and tail rise, saut fort gracieux et nullement en hauteur, par lequel il émerge de l'eau, se montre sur toute sa longueur et replonge souvent à une bonne distance en amont, donnant nettement l'impression qu'il voyage. Ceci se produit souvent à la suite d'une montée du niveau d'eau qui provoque des déplacements d'une fosse à une autre mais qui peut être observé avec assez de régularité dans le premier pool de l'estuaire d'une rivière, comme au «Pool de l'église» sur la Bonaventure. Un tel saumon voyage et on peut donner comme règle presque certaine qu'il ne prendra pas de mouche.

     D'autres, et ceci est plus commun quand la saison est assez avancée, font un bond vertical, en sortant complètement de l'eau à une hauteur qui peut atteindre six pieds puis se laissent retomber lourdement avec un bruit semblable à celui du castor qui frappe l'eau de sa queue. Certains auteurs, dont Hewit, prétendent que ce saut est provoqué par des douleurs que ressentirait le saumon lors de la croissance des oeufs, et qui proviendraient peut-être d'adhérences. Ce serait une explication digne de foi si l'on pouvait établir que les femelles seules sautent de cette façon! Quoiqu'il en soit on est généralement d'accord pour déclarer que les auteurs de tels bonds ne prendront jamais la mouche à ce moment-là.

     Pourtant, je me souviens très bien d'une expérience que j'avais eu un jour à Shed Pool sur la Petite-Cascapédia, alors que je péchais avec Roland Leblanc, bon guide que son métier passionnait au point qu'il se mettait en colère si le client voulait rentrer de trop bonne heure sans avoir obtenu sa limite — ce qui malheureusement arrivait souvent sur cette rivière il y a quelques années.

     Nous péchions à la tête de la fosse, un peu en aval du ruisseau, quand nous avons vu et entendu deux saumons sauter, comme je l'ai décrit plus haut, complètement au bas de la fosse. Il s'agissait bien de deux poissons parce que l'un des deux avait certainement deux fois la taille de l'autre. Je dis à Roland : «Tiens ! Voilà notre limite pour la journée!»; sur quoi il me répondit: «Mmmm, j'aime pas beaucoup ce genre de saut.»

     Il y a réellement deux fosses distinctes à Shed. Nous avons terminé de couvrir la première, sans résultat, puis nous nous sommes laissés dériver vers la fosse suivante. Le premier saumon s'était montré à la pointe d'un rocher qui s'avance dans le pool et crée un bon courant. Il saisit la mouche après deux ou trois lancers et nous avions un petit saumon d'environ sept livres.

     L'autre avait sauté à une dizaine de verges plus en aval et je déroulai immédiatement assez de ligne pour me rendre jusqu'à lui sans avoir à faire plusieurs lancers intermédiaires qui ne sont jamais recommandables si l'on sait où est le poisson. La même chose se répéta et un saumon de quinze livres accepta une petite mouche à eau basse après deux ou trois présentations. Un examen de la fosse — et l'on sait combien l'eau est limpide dans la Petite-Cascapédia — révéla qu'elle ne contenait pas d'autre saumon et donc que j'avais pris les deux «sauteux ».

     Parfois, tous les saumons d'une fosse semblent se donner le mot et tout à coup on en voit ou on en entend sauter de toutes parts, un peu comme font les truites dans un lac et cela ne dure généralement que peu de temps. Je ne saurais trouver une explication valable à cette excitation collective mais, pour une raison ou pour une autre, ils prennent très mal la mouche pendant dételles périodes; du moins j'ai toujours été très mal servi en ces occasions et je préfère de beaucoup les voir sauter un à un.

     Je crois avoir mentionné tous les sauts dits de mauvaise augure et pourtant, on voit qu'il ne s'agit pas d'une règle infaillible.

     Le saumon a un autre saut à son répertoire que j'appellerais «le saut de la truite», parce que celle-ci en fait de semblables. Il sort de l'eau avec un gros «splash» ou éclaboussement et souvent ce bond est fait de côté comme celui des truites, ce qui me fait dire que le saumon s'est élancé pour saisir un insecte à la surface et que son élan l'a fait continuer hors de l'eau. Après un tel saut on ne saurait blâmer le pêcheur de jeter un petit regard furtif en direction de l'épuisette.

     Le plus commun de tous n'est pas réellement un saut parce que, la plupart du temps, on ne voit qu'un remous puis les cercles qui vont s'élargissant sur l'eau. C'est un saumon qui vient d'aspirer un insecte tout près ou à la surface de l'eau et lui présenter une mouche bien choisie devrait à coup sûr le leurrer.

CHAPITRE 5; L'ENGAGEMENT FINAL

     Tout ce qui précède n'était en somme qu'une préparation, une analyse de l'équipement nécessaire, un exposé de théories plus ou moins savantes et une étude de méthodes à suivre pour en arriver au dénouement tant espéré: celui d'avoir un saumon au bout de la ligne.

     L'aventure ne se termine pas là et maintenant que le combat est engagé, nous verrons que le pêcheur n'en sort pas toujours vainqueur et que Salmo salar mérite bien toutes les compliments qu'on lui décerne et notamment le titre incontesté de «roi des poissons sportifs». Son idiosyncrasie vis-à-vis la mouche ne change pas quand il s'agit de se défendre, de se libérer de ce fil qui le retient et le prive de sa liberté.

     Généralement, dès le contact initial ou quelques instants après, on a déjà une idée de la taille du saumon; du moins on sait s'il s'agit d'un saumon ou d'un grilse. Ce petit démon joue parfois des tours et se met à donner des coups de tête à la façon de gros saumons, mais l'illusion est de courte durée parce que, bientôt, il saute hors de l'eau dans un de ses bonds caractéristiques.

     Si l'on pêche d'un canot, il faut immédiatement lever l'ancre et se diriger vers la rive, s'il s'agit d'un saumon, parce que la course initiale peut l'amener à mêler la ligne et la corde ou à passer sous le canot et à casser la perche. J'ai déjà eu cette expérience avec un petit saumon fort obligeant qui avait passé sous le canot et décidé de sauter tout de suite après mais la tension de la ligne sous l'embarcation lui a imprimé un effet de retour et son saut s'est terminé en plein milieu du canot. Je ne tenterais pas volontairement ce coup avec un saumon de vingt-cinq livres...

     Plusieurs théoriciens veulent que l'on ramène toujours le canot du côté où il était quand le saumon a été accroché parce qu'en faisant l'inverse on favorise le dégagement de l'hameçon.

     Ils signifient par là que si la mouche est ancrée dans le côté droit de la mâchoire, il faut se placer de façon à ce que la pression soit appliquée de la droite, et c'est logique (Fig. 1a). Si l'on traverse la rivière et que l'on tire du côté gauche, cela va tendre à changer la position du hameçon dans la bouche du saumon et peut-être l'en faire sortir (Fig. 1b).
     Cependant, le fait de lancer la mouche au-delà du saumon et qu'elle vienne à lui de la gauche, n'implique pas nécessairement qu'elle va se loger du côté droit de la bouche et c'est ce qui infirme la théorie de Mr. Wood, comme je le disais en traitant du greased line fishing. Elle sera toujours à droite si le saumon charge la mouche avant qu'elle n'arrive à lui et dans ce cas il n'y a que deux possibilités: il la prend et continue vers le haut, ou il tourne à gauche et l'emporte en descendant alors qu'en chargeant, il se dirigeait vers la gauche.

     Mais il arrive plus fréquemment que le saumon laisse dépasser la mouche puis la suit; il la prendra alors toujours du côté gauche, et il serait préférable de le jouer de la rive opposée.

     Dans ce diagramme, la mouche est lancée au point A et le courant va normalement l'amener à B. Le saumon est à C. S'il charge la mouche, il va s'en aller à D ou, très rarement, continuer vers le haut.
     S'il a laissé passer la mouche, il va alors se tourner vers la droite pour suivre et naturellement continuera sa courbe pour se diriger vers E.

     Certains pêcheurs insistent pour demeurer du même côté; c'est leur saumon, c'est leur privilège. Les guides eux, se dirigent naturellement vers la rive qui offre le meilleur endroit pour amener le saumon au bord et, invariablement ce sera du côté où le courant est moins fort. J'ai élaboré cette théorie tout-à-l'heure parce que tout cela est typique de la pêche au saumon et en fait partie. Il ne faut pas oublier que le pauvre citoyen qui souffre de «saumonite» chronique, pêche tout au plus quelques jours par saison, mais qu'il parle «saumon» tout le long de l'année.

     Quelquefois, le saumon prend la mouche, l'emmène dans une partie profonde de la fosse et ne bouge plus. Que faire? On ne peut tout de même pas se mettre à tirer comme sur la laisse d'un chiot récalcitrant, d'autant moins que, généralement ce sont les gros saumons qui agissent ainsi. Par ailleurs, un saumon immobile ne se fatigue pas et si pêcheur et poisson s'entêtent à attendre, le saumon gagnera sûrement parce qu'il n'a pas les mêmes besoins naturels que le pêcheur...

     Il faut dans ce cas descendre le long de la rive ou amener le canot plus bas, un peu en aval du saumon. Une pression raisonnable venant de côté peut le forcer à se tourner légèrement et à le faire se mettre en marche.

     Si cela ne suffit pas, il faut descendre davantage ou donner de la ligne en la déroulant à la main du moulinet et la laisser emporter par le courant. Si la pression vient du bas, le saumon cherche à monter. L'inverse est vrai aussi, mais appliquer trop de pression par le haut tend à faire sortir la mouche tandis que si la force sur la ligne vient de l'arrière, elle tend à enfoncer l'hameçon plus profondément.

     Parfois, il se conduit ainsi entre deux courses et, si possible, il faut l'empêcher de se reposer et de refaire ses forces; plus il est actif, plus rapidement il sera maîtrisé. À la faveur de ces arrêts, il peut se mettre à donner des coups de tête très violents à droite et à gauche, agrandir le trou du hameçon et se libérer ainsi plus facilement par la suite. En ce cas, il faut abaisser le bout de la perche et diminuer la tension sur la ligne de sorte que ces secousses perdront toute leur force.

     Certains lancent des pierres dans l'eau pour faire bouger un saumon; c'est une habitude que j'ai perdue en une seule leçon; voici comment: j'avais emmené mon épouse à la pêche sur la Patapédia et, un jour, j'étais à Swimming Hole où je venais de prendre un beau saumon quand elle est venue m'y rejoindre à bord d'un autre canot. En peu de temps elle avait au bout de sa ligne un beau spécimen qui a sauté quelques fois puis a gagné le fond et s'est mis à «bouder».

     Édith péchait de la rive et j'étais assis sur une roche en retrait. Elle avait mis sur la perche toute la pression qu'elle pouvait appliquer; or Salar se refusait obstinément à bouger, même si la ligne était tendue comme une corde de violon. Après quelque temps, épuisée et les bras endoloris, elle me demanda de prendre la situation en main, ce que je fis d'une manière tout-à-fait inattendue. À son insu, je pris un gros caillou et le lançai en direction du saumon, et, ce qui ne devrait pas se produire une fois sur un million arriva: la pierre, apparemment, sectionna le bas de ligne. J'étais dans de beaux draps !...

     Comme je l'ai dit plus haut, nous étions à Swimming Hole et le nom aurait été fort approprié en cette occasion, si nous n'avions pas été encore dans notre première année de mariage.

     À maintes reprises j'ai fait réagir un saumon en frappant fortement des jointures de la main sur la perche, d'une façon saccadée. Il semble que de tels coups, administrés alors que la ligne est très tendue, aient un effet plutôt désagréable pour le saumon. Je parie que ce le serait pour nous, dans les mêmes circonstances!

     Un de mes amis, dentiste quand il n'est pas à la pêche, vient de m'apprendre un autre truc qu'il dit très efficace dans ces circonstances: il pince la ligne, très tendue, à la façon d'un joueur de harpe et, paraît-il, le saumon ne goûte pas du tout ce genre de musique...

     Comme on le sait déjà, le saumon a un comportement imprévisible et parfois, en s'emparant de la mouche, il se dirige vers le bas d'une traite et à une vitesse qui laisserait supposer qu'un phoque est à ses trousses. Que faire? Il en est à sa première course et a encore toutes ses forces, il n'est donc pas question de le retenir trop fermement. Si l'on est en canot, on peut suivre sans trop de difficulté, quoique pour en suivre un, voici deux ans, à Lawlor's Rock, sur la Matapédia, j'ai dû mettre le moteur en marche alors qu'il ne restait que quelques pieds de backing et que le saumon filait toujours.

     Avec le moteur nous avancions trop vite pour me laisser le temps d'embobiner le fil et il n'y avait plus aucune tension; le saumon s'arrêta presque tout de suite. Peut-être, n'éprouvant plus de résistance, le saumon s'est-il cru libre et cessa-t-il de fuir?

     Quand on pêche à gué on peut le suivre en courant sur la rive, mais guère loin. On conseille alors de dérouler très vite le plus de ligne possible de la main gauche et de la jeter à l'eau pour éliminer la tension. Le principe est bon, comme on l'a vu dans le paragraphe précédent, mais je doute que ceux qui le suggèrent aient eu l'occasion de le mettre en pratique: ils auraient constaté que la ligne se déroule déjà à une telle vitesse qu'ils ne pourraient l'accroître, même avec deux mains gauches !

     Pour appliquer cette technique, il faut enlever toute la force de résistance du moulinet et, d'un geste très rapide, d'un ample mouvement circulaire du bras, envoyer la perche complètement à l'arrière et la ramener très rapidement vers l'avant. Ceci libérera sur-le-champ une trentaine de pieds de fil et, peut-être, aidera à déjouer le saumon.

     Quand un saumon se prépare à faire une course ou à sauter, on peut le pressentir par la perche et il est bon de prévenir cela et d'en abaisser le bout légèrement. En sautant, le saumon essaie de fouetter l'avançon de sa queue et souvent il le briserait s'il demeurait tendu. Il lui arrive aussi d'avancer rapidement en direction du pêcheur et de sauter en arrivant près de lui; un saut sur une ligne ainsi raccourcie est toujours dangereux et il faut alors abaisser la perche en la pointant, presque en la lançant vers le saumon.
Dès qu'il commence à se fatiguer, il faut essayer de le sortir du courant et de le diriger vers de l'eau plus morte, donc moins oxygénée. En raison des efforts qu'il vient de fournir, il en a besoin plus que jamais et s'il peut alors être maintenu dans cette eau, il ne pourra résister longtemps et sera vite amené vers la rive.

     Si l'on se sert d'un filet ou d'une épuisette, il faut que le guide ou un compagnon s'avance dans l'eau et qu'il le tienne — ou la tienne — au fond sans bouger. Le pêcheur amènera le saumon au-dessus du filet qui est relevé en toute hâte au bon moment, et le tour est joué. Il s'en trouve qui emploient le filet à la manière d'une pelle, avec le résultat que souvent ils coupent l'avançon ou frappent le saumon sous le ventre, ce qui n'est aucunement de nature à lui faire accepter de bonne grâce l'épuisette !

     Comme il est dit précédemment, les guides cherchent à amener le canot là où le courant est le moins fort et c'est de toute évidence le meilleur endroit pour le jouer, mais non pour l'amener à l'épuisette. C'est que généralement, près de la rive opposée au courant, il n'y a que très peu d'eau et quand le saumon arrive près du bord il est difficile de le faire entrer dans l'épuisette. Si le guide s'avance dans l'eau, ou court le risque que le saumon en fasse le tour et casse l'avançon.

     J'ai été témoin d'un incident du genre où j'ai perdu un saumon de plus de trente livres, un vieux saumon rouge que j'aurais, de toute façon, remis à l'eau. Nous péchions à deux canots dans la même fosse quand j'ai accroché ce vieux monstre sur une petite Black Jack et nous sommes tous allés à terre. Après plusieurs courses, je l'ai amené au bord et mon guide l'attendait dans l'eau très peu profonde. Tout semblait bien aller, mais l'épuisette était trop petite et quand le guide l'a relevée le saumon n'y était qu'à demi, de sorte qu'il fut soulevé de deux ou trois pieds dans les airs, retomba et fila vers le bas de la fosse comme s'il sortait d'un tube lance-torpille.

     Mon compagnon de pêche courut rapidement en aval du pool et s'élança dans le rapide en gesticulant et en hurlant comme un Apache. Il réussit à faire remonter le pauvre saumon, complètement ahuri, avant qu'il ne se soit engagé trop bas dans le courant où il y avait à peine assez d'eau pour faire flotter un canot.

     Je l'ai ramené vers la rive où Emile, l'autre guide, s'était placé avec un filet plus grand. Mon guide, que je ne nommerai pas parce que je sais que ce n'est pas le meilleur souvenir qu'il ait gardé de sa longue association avec le saumon, était resté dans l'eau, un peu en aval, à une quinzaine de pieds du bord et surveillait attentivement la scène.

     J'approchais graduellement du saumon qui semblait passablement nerveux à la suite de sa récente expérience. À la vue du filet, il se retourna brusquement. Émile, en essayant de le saisir, lui percuta violemment les côtes avec le bord de l'épuisette. Le saumon partit comme une flèche vers l'aval, heurta les jambes de mon guide, l'envoya culbuter cul par-dessus tête, cassa le leader et je doute qu'il se soit arrêté avant d'arriver aux filets dérivants de Port-aux-Basques.

     Salar était libre enfin et en bien meilleure posture que mon guide qui, encore sur le derrière, essayait en vain de reprendre pied, mais retombait en émettant force jurons bien «canayens» qui semblaient flotter sur l'eau qui lui sortait en jets de la bouche.

     Nous étions trois à rire aux larmes, mais j'avoue que j'aurais trouvé la situation moins comique si j'avais perdu un saumon de cette taille en juin ou en juillet. J'en ai conclu qu'il valait mieux amener le saumon en eau plus profonde, même si le courant y est plus rapide.

     Quand un saumon est joué à un endroit qui est peu propice pour l'amener au bord, il existe une méthode très intéressante de le conduire en amont. Cela s'appelle walking a fish upstream et se pratique quand le saumon s'est immobilisé en aval du pêcheur après un bon moment de lutte. Il s'agit d'appliquer un peu plus de tension, non pas avec le moulinet mais en relevant la perche directement vers le haut, et quand le poisson s'est mis en marche, de se diriger vers l'amont à une allure régulière.

     Je n'ai jamais essayé cette méthode, mais on me dit que c'est si facile que l'on peut tourner le dos au saumon, appuyer la perche sur son épaule et marcher comme si de rien n'était, sans aucune résistance additionnelle sur la ligne.

     Si le saumon coupe le courant comme on couperait avec un couteau dans le grain du bois, c'est possible qu'il n'y ait presque pas de résistance; de fait, le saumon semble ne dépenser aucun effort pour se maintenir dans le courant.

     Quand le moment est venu de le changer de direction pour l'amener à terre, il faut se tenir prêt au cas où il déciderait de se lancer dans une autre course, mais, règle générale, dit-on il continuera jusque sur les pierres en dehors de l'eau.

     Je suis d'accord: il faut beaucoup de cran pour ainsi tourner le dos au saumon, mais bien des pêcheurs ont eu l'expérience suivante avec un saumon déjà fatigué: il se laisse parfois amener au bord très facilement si l'on enroule la ligne sur le moulinet et, quand il est bien en marche, on peut l'entraîner de deux ou trois verges sur la grève lorsqu'on marche à reculons tout en donnant une pression continue.
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