Parmi mes Souvenirs

     Historiette qui m'est revenue à la mémoire bien longtemps après son déroulement. La mémoire est ainsi faite et même le manque de mémoire laisse occasionnellement entrevoir des bribes du passé.

Parmi mes Souvenirs
     Il est toujours assez fascinant de suivre en spectateur, les péripéties de l'engagement final entre le saumonier et le saumon qu'il se propose de mater. C'est dû à la nature même du sport, à l'imprévisibilité des tactiques défensives qui permet souvent au saumon de s'échapper. Et, il y a aussi, bien sûr, que le comportement du pêcheur n'est pas toujours plus prévisible ou orthodoxe que celui de Salar.

     On m'a accusé, à l'occasion, d'être quelque peu dur ou autoritaire vis-à-vis un saumon qui avait commis l'imprudence de gober ma mouche. C'est peut-être un peu vrai, mais, pas toujours; vous verrez. D'autres, par contre sont bien trop obligeants et leur extrême politesse les poussent à folâtrer avec leur victime pendant une heure ou plus même si la taille de cette dernière n'a rien de formidable. Mais, que penser maintenant d'une bagarre de douze heures, du gobage à la mise en épuisette?

     Il y a un bon bout de temps de ça, en fait c'était au tout début des années cinquante, je faisais une pêche de fin de saison sur la Patapédia avec le jeune Clément Gallant de Matapédia. Je le qualifie ainsi parce qu'il y avait un autre Clément, son père, un cuisinier qui n'a laissé que de bons amis tout au long des deux rivières où il a exercé son métier dans les camps de pêche et les chantiers.

     Un soir, nous étions à « Upper Glover » quand j'ai accroché un saumon qui nous a paru être de fort bonne taille. Il ne s'était pas montré une seule fois et n'avait fait aucune longue course. Il faut savoir que cette fosse est courte et rocheuse. Le poisson, têtu comme un « Bull Dog » ne bougeait pas et il était impossible de le sortir de cette eau rapide et bien oxygénée. Il était énorme ou bien il n'avait pas gobé la mouche mais avait été agrippé par elle.

     Il se faisait tard et le camp du Vingt-Milles est à presque deux milles en amont et, de toute la rivière, c'est peut-être le parcours le plus ardu à négocier avec un hors-bord quand l'eau est basse.

     «- Clément, que le diable l'emporte! Je vais l'entrer ou tout casser. On peut pas passer la nuit ici !

     - Non, non! C'est pas « utile » de le perdre. On va l'ancrer et pis on «viendra le cri» demain matin. »

     Nous ne l'avons pas « ancré » mais nous avons attaché le fil sur un aulne bien flexible et déposé la perche sur les branches d'un arbre tout près. Je ne conseillerais à personne de laisser une bonne petite Léonard sur la rive maintenant, les temps, les mœurs et la fréquentation des rivières (et la réglementation...) ayant quelque peu changé.

     Tôt le matin, après une bonne nuit de sommeil, nous étions de retour. La ligne était déjà tendue et aucune pression additionnelle ne réussit à faire bouger le saumon. Du canot, nous avons suivi le fil jusqu'à une roche submergée autour de laquelle il s'était enroulé. Dès la ligne dégagée, le saumon partit vers l'amont dans une course folle comme s'il eut, à l'instant, gobé la mouche. Une bonne échauffourée s'engagea pour se terminer quinze minutes plus tard à l'épuisette. L'étoile du match: un saumon de dix-huit livres, arborant à l'épaule, ma petite Mar Lodge.

     Comment oserait-on maintenant m'accuser d'indélicatesse envers Salmo salar? Après tout, douze heures...

référence

» Par Jean-Paul Dubé
» Salmo Salar #31, Été, Juin 1993.
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