S.V.P. Monsieur...

     La pêche au saumon permet à ses adeptes de vivre toutes sales d'expériences. Qu'on pense à la sèche qu'on a enlevée de la gueule d'un gros saumon au moment où il la prenait, à une glissade qui a empli la botte pantalon d'une belle eau glacée, au café-brandy pris à l'aurore, au combat mémorable qui nous a livré un vingt livres, aux rencontres fortuites le long de la rivière, au gros saumon qui a passé à travers les mailles éventées de l'épuisette, au saumon remis délicatement à l'eau, au violent orage passé sous l'épinette, à l'exploration d'un nouveau secteur de pêche, aux multiples aventures qui se présentent lors d'une saison de pêche et le désir de retourner pêcher le saumon refait surface, même en hiver.

S.V.P. Monsieur...
     J'ai découvert depuis quelques années une autre façon agréable de vivre le long de la rivière, soit en servant de guide à un ou plusieurs pêcheurs. Il serait fastidieux de décrire la nature des différents besoins et la diversité des tempéraments des pêcheurs qui prennent un guide. Permettez-moi cependant de vous faire partager une expérience vécue avec un client. Comme vous le constaterez, le guide passe parfois par une gamme d'émotions qu'il ne pourrait se procurer comme pêcheur.

     J'accompagnais ce jour-là un pêcheur qui n'avait à son crédit que quelques jours de pêche répartis sur deux ans. Son bilan de novice à la pêche au saumon ne montrait aucune capture. Dès le départ, je lui fais quelques suggestions pour améliorer les lancers. Content de ses progrès rapides, le débutant "allonge" la soie et... s'attrape lui-même, la petite noyée à hameçon double est bien plantée dans sa joue droite. Le pêcheur est inquiet; je coupe l'avançai, attache une autre mouche et lui recommande de terminer la passe qu'il avait entrepris avant de se rendre à l'hôpital. Il s'exécute avec prudence puis, quelques heures plus tard, quitte la clinique externe de bonne humeur avec un petit diachylon sur la joue.

     De retour à la rivière, le pêcheur reprend son activité en utilisant la sèche, cette fois. Un saumon tente de gober l'artificielle mais le réflexe incontrôlé du saumonier arrache la proie de la surface de l'eau. "Monsieur, dis-je, il faut laisser le temps au saumon de bien prendre la mouche..." Un peu exaspéré par sa déveine, le pêcheur commence à fouetter avec rage. Lorsque la canne voyage dans un sens, la mouche voyage dans l'autre en décrivant un arc de cercle pas très rassurant. Je surplombe la scène et ne peut m'empêcher de sourire devant le spectacle. Face à la difficulté, le pêcheur accélère le mouvement de l'avant-bras, le surdosage du balancier propulse la soie dans une danse désordonnée... et la mouche s'accroche dans un anneau de l'engin emballé; je commence à faiblir du genou et de la gorge. A chaque mouvement précipité de la canne, la soie, captive à ses deux extrémités, s'enroule autour du pêcheur; d'abord les jambes, les cuisses, puis tout le corps avant d'encercler sa tête en lui passant sous le nez. Le pêcheur est maintenant ficelé comme un jambon prêt pour la cuisson. Je suis à genoux, les yeux pleins d'eau, me tient les côtes, je n'en peux plus et ne peux émettre aucun son autre que celui d'un étouffement de rire. Rassemblant le peu d'énergie qui me reste je peux finalement dire: "S'il-vous-plaît, monsieur, excusez-moi... donnez-moi quelques minutes et je vais vous libérer" avant de tomber dans des convulsions hilarantes qui ont pour effet de dérider le jambon, pardon, le pêcheur. Lui aussi comprend maintenant le comique de la situation et accepte mon incontrôlable crise de rire; il se permet même de rire doucement de lui-même...

     Libéré de sa fâcheuse position et de ses émotions stressantes de la journée, le saumonier détendu reprend, sur une autre fosse, son activité et... le gros streamer utilisé fait lever un saumon qui suit la mouche sur quelques pieds mais ne la saisit pas. Le pêcheur n'a rien vu et se prépare à descendre de quelques pas. De la main, je lui indique de ne pas bouger et vais le trouver, récupère la soie sans la bobiner, enlève le streamer, attache une mouche de même couleur mais plus petite et demande au pêcheur de faire un lancer avec six pieds de soie en moins, puis un autre avec trois pieds de soie en moins et un dernier avec la même longueur que lors de la levée du saumon. Au dernier lancer, salar sort de l'ombre, accélère, gobe la mouche et plonge vers les profondeurs. Vingt minutes plus tard, la chaude poignée de main du guide accentue l'état de satisfaction du pêcheur; les deux compères d'un jour sont, chacun à leur façon, comblés par cette journée fertile en émotions de toutes sortes. Bien sûr, les journées de pêche ne se terminent pas toujours sur une note aussi heureuse, quoique l'équipe "pêcheur - bon guide" réussi très souvent à tirer les marrons du feu.

référence

» Texte et photos Clermont Grand'Maison
» Salmo Salar #29, Hiver, Décembre 1992.
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