Première Partie

LA CONSTRUCTION DU CANOT DE GASPE

     Nous savons, par les nombreux écrits sur le sujet, que les Amérindiens construisaient leur canot d'écorce à l'extérieur. Ce qui n'a rien de surprenant puisque leurs habitations étaient trop petites pour loger un chantier. Un aspect cependant retient notre attention, c'est que le site de construction était souvent transmis de père en fils. Ce détail nous porte à croire que le choix de l'emplacement répondait à des critères particuliers et offrait certains avantages sûrs aux constructeurs. On choisissait un site généralement près d'un cours d'eau et dans un endroit protégé contre le soleil pour assurer que l'écorce ne sèche point avant qu'on ne l'ait utilisée. Le site offrait un espace aménagé et constitué qu'on appelait un lit autour duquel on retrouvait les roches dont on aurait besoin. (Adney, Edwin and Chapelle, Howard. The Bark Canoes and Skin Boats of North America, p.37.)

      Le constructeur de canot de Bonaventure s'est montré, lui aussi, pratique dans le choix du lieu de construction et il est intéressant de noter qu'on retrouve des critères identiques ceux des Indiens pour la construction d'un canot de cèdre.

     Les premiers canots furent construits dehors près de la rivière. Par la suite, on se transporta dans la batterie de la grange, c'est-à-dire dans l'aire entre les fenils. L'avantage de se mettre à l'abri, c'est qu'on pouvait avancer la construction d'un mois. Mais déjà à la fin du siècle dernier, la ferme des Arsenault comprenait un atelier assez spacieux (fig.6), comme celui de Donat maintenant (fig.7), pour en faire un chantier de construction. Quant à la boutique actuelle, construite en 1937 par Donat, elle mesure 50 pieds (15.3 mètres) de longueur par 18 (5.5 mètres) de largeur. Au rez-de-chaussée, c'est l'atelier proprement dit alors qu'à l'étage supérieur, on entrepose le bois de construction et on remise les canots.

Figure 6

LE PREMIER ATELIER DE CONSTRUCTION ARSENAULT
LE PREMIER ATELIER DE CONSTRUCTION ARSENAULT

     Circa 1928. Au premier plan, Donat et son frère André, maîtres-constructeurs. A l'arrière-plan, l'atelier de la ferme Félix Arsenault où se construisaient les canots. Le petit cabanon à droite abritait la maçonne dans laquelle on faisait bouillir l'eau pour amollir le bois à la vapeur.

Figure 7

ATELIER DE LA FERME DONAT ARSENAULT
ATELIER DE LA FERME DONAT ARSENAULT

     3 mai 1975. En haut, Normand Arsenault, maître-constructeur. En bas, son aide, Fernand Arsenault. L'étage servait de remise en attendant que le canot soit peint. Au-dessus de la porte à l'étage, un levier solidement fixé à la charpente du toit. Muni d'une poulie mobile sur l'axe, il permet à un homme seul de hisser le canot à l'intérieur.

II. LES MATERIAUX

     S'il n'est pas nécessaire de faire la démonstration de riches ressources forestières en Gaspésie, il est tout de même intéressant de noter que beaucoup de voyageurs ont souligné d'une façon spéciale la quantité et la qualité du bois de la péninsule. Les habitants de la Baie des Chaleurs ont su mettre ces ressources à profit avec beaucoup d'avantage. Déjà, vers le 6 juillet 1534, Cartier notait au cours de son voyage dans la Baie des Chaleurs que la terre qu'il voyait se révélait « un pays haut, avec montagnes hautes, pleine de forêts et de bois très gros et très haut, de diverses sortes, ... de très beaux cèdres et sapins bons à faire des mâts de navire de plus de trois cents tonneaux ». (Bernard, Antoine. Histoire de la survivance acadienne, p.391.)

     Trois siècles plus tard, les arpenteurs du gouvernement ont commencé à parcourir les zones avoisinant le bord de la mer et, dans leurs rapports, la plupart d'entre eux font mention de grandes réserves de bois propre à la construction navale le long de la Baie des Chaleurs. « Il y a beaucoup de cèdres » (l'arpenteur LeBer, cité dans Langelier, J.C. Esquisse sur la Gaspésie, p.35.) dira l'un. « Le cèdre est en général abondant et de qualité supérieure » (L'arpenteur Garon, cité dans Langelier, J.C, Esquisse sur la Gaspésie, p.36.) dira un autre. 

     L'arpenteur Henry O'Sullivan, venu explorer la rivière Bonaventure et Cascapédia vers 1870, parle ainsi des forêts qu'il a vues : « Le cèdre de la rivière Bonaventure mérite une mention spéciale. Je n'ai encore rien vu dans aucune partie de la province pour l'égaler en dimension, qualité ou quantité » (Ibid., p.37.)

     Un officier de l'immigration de Saint-Jean, Nouveau-Brunswick, monsieur H.M. Perley notait, au sujet de la Baie des Chaleurs, dans un rapport sur la pêche dans le golfe St-Laurent, ce qui suit : « Il y a sur le bord de la baie de très grandes facilités pour la construction des navires. Le bois est d'excellente qualité et renommé pour sa durabilité notamment l'épinette rouge, qui est regardée comme un bois égal à ce que l'on peut trouver de meilleur dans n'importe quelle partie du monde » (Ibid., p.35.)

     Le témoignage de MacGregor, député de Glasgow et secrétaire du bureau de commerce mentionne dans un de ses rapports officiels : « Les navires construits en épinette rouge de la Baie des Chaleurs sont d'une durabilité remarquable. En 1839, dans le port de Messine, je suis monté à bord d'un navire que j'avais vu à Paspébiac en 1824, appartenant à Robin et Cie, et qui était à décharger une cargaison de morue sèche destinée à l'alimentation des Siciliens. Ce navire, qui comptait plus de trente ans d'existence, était encore parfaitement sain » (Ibid., p.35.)

     La Gaspésie possédait donc une réserve naturelle de cèdre et d'épinette rouge d'une qualité exceptionnelle pour la construction navale. Les artisans allaient profiter de cette richesse pour construire un autre type d'embarcation, celui qui allait devenir le canot « de Gaspé ». Le bois de cèdre (Juniperus communis L.) se caractérise par sa souplesse, sa légèreté et sa grande résistance à la putréfaction. 

     C'était là des qualités précieuses pour la construction d'un canot. L'épinette rouge (Larix Laricina) se caractérise par sa malléabilité et sa grande résistance; elle allait constituer une partie importante de la charpente de l'embarcation : « Ça prenait du beau cèdre, 8 pouces (20 cm) au petit bout pour aller à 12 pouces au plus gros; mais c'est pour le trouver le bon cèdre,... ça c'est pas mal difficile. Chaque planche était planée au rabot… Çà prenait deux ou trois jours de plus (pour construire) si nos planches étaient pas prêtes » (Interview avec Donat Arsenault, GAU-7-5.)

     Aujourd'hui, l'outillage de l'atelier est un peu plus mécanisé et on prépare tout le bois à l'avance. Donat Arsenault s'est fabriqué des étalons pour chaque rang de bordés quoiqu'il n'en fut pas de même pour tous les constructeurs. « Pour commencer on avait pas de patrons disait Donat, puis on s'en est faits » (Ibid., GAU-7-4.). L'essentiel dans la préparation des trois derniers rangs de bordés, c'est que chaque planche offre une légère courbe dans sa coupe longitudinale. On coupe ensuite légèrement en biseau le bord inférieur et extérieur du bordé. « Elles sont bavelées pour faire la shape du canot » (Ibid.)

     Une fois débité, le bois est empilé soigneusement à plat dans un coin plutôt froid de l'atelier. Du bois qui a trop séché est plus difficile à plier et se fendille aisément.

     Au moment du marquage des bordés l'artisan doit mettre à profit toute son expérience. Comme le dit l'expression : « Ça prend un bon œil ». On ne peut placer les étalons sur la planche sans tenir compte de l'état du bois, des noeuds et surtout de la place qu'occupera ce bordé sur le canot. Les bordés du ventre sont plus exposés aux coups que ceux du côté; ils devront être plus résistants. D'autres défauts sont moins évidents que les noeuds. Par exemple, le coeur de l'arbre est plus faible que son enveloppe; un coeur rouge pourra même être mis de côté, parce que trop faible.

A - La préparation des matériaux

     La cueillette des matériaux constitue la première tâche du constructeur. Il ne suffit pas de cueillir le bon bois, encore faut-il le transformer. Nous essayerons donc d'élaborer l'état de nos recherches et de nos observations sur l'origine des matériaux, leur nature, le motif de leur choix et enfin la transformation qu'on y apporte. L'usage des matériaux a peu changé depuis un siècle. Ce qui a évolué surtout, c'est l'outillage utilisé pour la transformation. La première chose que nous avons pu constater au cours de quelques randonnées en forêt en compagnie d'artisans, c'est la profonde connaissance qu'ils ont du milieu d'où ils tirent leur subsistance. De la même façon qu'ils vont connaître, à différents signes, l'abondance du gibier, ainsi vont-ils savoir où cueillir le bon bois dont ils ont besoin. Ils se constituent des réserves qu'ils appellent les talles de bois à canot. D'autres artisans qui ne possèdent pas le bois voulu, en obtiennent de d'autres fermiers en échange de divers produits de la ferme ou tout simplement en troquant une sorte de bois pour un autre d'égale quantité.

1. Les bordées

     Les constructeurs avaient l'habitude de couper leur bois au cours de l'automne précédant la construction qui se faisait au printemps. La longueur des billots de cèdre pour les bordés varie de dix à seize pieds (3 à 5 mètres); en moyenne, leur grosseur est de huit à dix pouces (20 à 25 centimètres) à la tête. Autrefois les billots étaient coupés en planches de 7/8 de pouce (22 mm.) d'épaisseur et ensuite elles étaient planées au rabot. Au dire de Donat Arsenault, il faut du bois sain, dont le coeur n'est pas rouge.

     Normand Arsenault mentionnait que le bois qui a « gelé dur » est sujet à se fendiller en séchant. De même, le coeur de l'arbre est plus raide que l’âge du bois. On l'utilisera dans les sections où il n'y a pas de pliage. Si on utilise du bois qui vient d'être abattu, on mettra la planche dehors à essorer aux grands vents pendant un jour ou deux. Elle risquera moins de se fendre en séchant.

Figure 8

LA PRÉPARATION DES MATERIAUX
LA PRÉPARATION DES MATERIAUX

     Tout le bois est préparé à l'avance de façon à ce que le montage se fasse sans interruption. Noter que les bordés accusent une légère courbe dans le sens de la longueur.

Figure 9

LES GABARITS ET LES ÉTALONS
LES GABARITS ET LES ÉTALONS

     La plupart des constructeurs possèdent des gabarits et des étalons qui leur permettent   de conserver une ligne constante dans la construction de leur canot. On raconte qu'avant de construire son premier canot, l'ancêtre Félix Arsenaut avait démonté un vieux canot fait à Gaspé pour se fabriquer des gabarits.

2. Les varangues

     Pour les varangues ou membres, il fallait un bois résistant qui se plie facilement. On a utilisé surtout l'épinette rouge qui peut se plier fortement sans craquer ou casser. Comme il arrive fréquemment que les varangues se brisent au cours du montage, l'artisan en prévoit toujours un nombre supplémentaire. La pose se fait sans interruption de la première à la dernière varangue. Tailler les membres pouvait faire l'objet d'une corvée le soir, sur un banc à bardeau. Donat avait une technique différente dont il nous fait part : « On les fendait avec un coutre, comme celui pour le grand bardeau. Pour fendre les membres pour que ça soit pas cassant, il fallait suivre 1'âge du bois. Çà pouvait avoir à peu près cinq pieds, cinq pieds trois pouces. Çà se fendait bien. Ensuite on rabattait çà. Puis, ensuite de ça, j'ai commencé à les scier à l'égoïne (à ce moment l'artisan utilisait du violon et non du cèdre). Jusqu'à temps qu'on s'est grayé d'une petite scie à angle, avec un engin à gazoline ». (Interview avec Donat Arsenault, GAU-7-4 et 5.). On fendait aussi les membres avec un couteau croche, surtout quand il s'agissait d'épi nette rouge.

3. Les étraves

     L'étrave est une pièce de bois ayant à peu près la forme d'un quart de cercle de construction longitudinale et médiane à l'avant et à l'arrière de la quille du canot. A l'extrémité arrière du canot à moteur on nomme la pièce l'étambot. La forme un peu particulière de cet arc et sa fonction exigent cependant que l'étrave soit toute d'une pièce, ce qui complique d'autant sa confection. L'artisan nous a expliqué qu'il ne servirait à rien de la tailler dans un bloc : elle se casserait immédiatement sous le moindre choc. Comme justement une des fonctions principales de cette pièce est de recevoir des coups, il faut un morceau de bois solide. On utilisera une racine d'épinette rouge ou de cèdre dont la courbe déterminera la courbure du profil du canot.

     Ce n'est pas toujours une mince besogne de trouver la racine qui conviendra pour la fabrication d'une étrave solide. L'artisan Donat Arsenault nous expliquait qu'on ne part pas en expédition pour trouver la racine dont on a besoin, ce qui pourrait prendre des jours. Il faut plutôt être prévoyant, c'est-à-dire, qu'au cours de toute expédition de chasse ou de pêche ou d'un voyage en forêt, si on voit un violon dont la racine semble avoir la courbe désirée, on en profite pour le couper, si on a les outils nécessaires. Sinon, on notera l'endroit avec précision de façon à pouvoir revenir cueillir le précieux morceau de bois.

     L'expérience, bien sûr, est un facteur de premier ordre dans ce genre de cueillette un peu particulier qui s'avère parfois être une corvée. Le grand problème, de nous dire Donat Arsenault, c'est de trouver du bois sain. Il nous raconte qu'il a souvent travaillé pendant des heures à déterrer et déraciner une souche qui se révélait à la fin être pourrie. Parfois, le bois a l'air sain et il ne l'est pas.

    Le nombre d'étraves taillées dans une même souche dépend de la grosseur de cette dernière. Les dimensions d'une étrave de 1 1/2 pouces (3.8 centimètres) d'épaisseur, 3  1/2 pouces ( 9 centimètres) de largeur et 24 pouces (61 centimètres) de hauteur. Le rayon de son arc est d'environ 15 pouces (38 centimètres) plus ou moins (fig. 10).

     Les deux étraves sont solidement fixées aux extrémités de la quille à l'aide de vis de cuivre. Leur forme sera un facteur important dans la façon dont le canot se conduira et glissera sur l'eau. C'est pourquoi, au moment où la quille est attachée sur le lit, les étraves, elles, seront mises à leur niveau vertical exact et ensuite attachées solidement dans cette position par deux bras qui prennent leur point d'appui aux poutres du plafond de l'atelier. Avec la quille, ils forment la colorie vertébrale du canot.

     A la fin du siècle dernier, l'ancêtre Félix Arsenault se serait fabriqué un gabarit de la dimension et de la forme d'une étrave-type, ce qui assurait d'avoir un même profil pour tous les canots qu'il construisait. C'est avec le même gabarit qu'on trace les deux lignes parallèles de chaque côté de l'étrave entre lesquelles on doit creuser avec un ciseau à bois et un maillet, une rainure en biseau devant recevoir l'extrémité des bordés (fig. 11).

Figure 10

L'ÉTRAVE DE SON GABARIT
L'ÉTRAVE DE SON GABARIT

     La courbure de l'étrave détermine le profil de l'embarcation, i.e., le type de canot. Pour conserver une courbure uniforme on utilise un gabarit qui a deux fonctions : déterminer le contour de l’étrave et servir à tracer la ligne où sera creusée une rainure en biseau de l'épaisseur du bordé.

Figure 11

L'ÉTRAVE
L'ÉTRAVE

     Découpage avec un ciseau à bois de la rainure d'accueil du bordé. Noter qu'une planche d'appui est clouée à l'établi et creusée pour recevoir le dos de l’étrave.

     Pour se faciliter la tâche dans cette opération délicate, l'artisan a cloué â l'établi une planche épaisse dont le côté avant épouse la forme même du dos de l'étrave et lui sert ainsi de point d'appui.

     L'artisan travaille plus à l'aise pour creuser la rainure dans l'étrave. Rien n'est plus simple pour en mesurer la profondeur : il suffit d'y placer une petite pièce de bois de la même épaisseur que le bordé, soit 1/2 pouce (1.3 centimètres). Le bord extérieur de l'étrave sera ensuite aminci pour former une pointe légèrement arrondie. Pour ajouter plus de résistance à l'étrave, on la couvrira d'une lisse de métal comme on le fait pour le patin d'un traîneau. De cette façon, la pointe glissera mieux sur les obstacles.

4. Le carreau

     Le carreau forme, avec la sole, l'étrave et les membres, la charpente du canot. Il est tout d'une pièce en épinette de vingt-cinq pieds (7.6 mètres) de longueur, et sa grosseur est de 1 1/4 pouce (3.2 centimètres) par 2 pouces (5 centimètres). Autrefois, on faisait ce travail à la main. « J'ai scié les carreaux à la main, vingt-cinq pieds de longueur, deux pouces d'épaisseur, avec une scie à main, une égoïne » (Idem.), disait Donat Arsenault. Aujourd'hui, une scie électrique permet d'accomplir le travail en beaucoup moins de temps.

     Enfin, les matériaux manufacturés se limitaient aux clous, aux vis, à la colle à bois et à la peinture. Au début du siècle, on employait les clous à valise avec une grosse tête ronde. Maintenant, les Arsenault prennent des clous à rembourrage. Ceux qui sont spécialement fabriqués pour les bateaux sont trop gros et fendent le bordé. Pour un canot de vingt-quatre pieds (7.4 m), il faut presque cinq livres (2.3 kg) de clou. En guise de calfatage, on utilise de préférence une peinture marine. Certains canots étaient cependant recouverts, à l'extérieur, de résine (goudron).

III - L'OUTILLAGE

     (Gauthier, Richard. L'outillage traditionnel d'une ferme gaspésienne dossier de recherche, Ottawa, Centre canadien d'études sur la culture traditionnelle, Musée national de l'Homme, 1976, 197p.)

     Depuis l'arrivée d'outils mécaniques, l'étape de la préparation des matériaux a beaucoup changée. Autrefois, les arbres étaient abattus au godendard, au sciotte ou à la hache. Les billots étaient transportés en voiture traînante ou roulante tirée par un animal et débités à la main, ce qui prenait un temps considérable. Aujourd'hui la scie mécanique, les véhicules motorisés, les outils industriels, allègent la tâche du constructeur. Toutefois, nous verrons que ce dernier, fidèle à l'art que lui ont enseigné ses ancêtres, fait encore grand usage d'outils anciens. La progression de la technique n'a pas encore remplacé l'imagination, ni la main de l'artisan habile à manier ses outils avec un art achevé. Bien plus, si l'imagination créatrice invente des formes, elle sait aussi inventer des outils pour ces formes.

A. Les outils tranchants

     Pendant le montage du canot, le bois a constamment besoin d'être travaillé, coupé et ajusté. Il faut « arrondir les coins », égaliser les joints, adoucir les angles. Aussi retrouve-t-on un grand nombre d'outils tranchants dans le coffre de l'artisan et quelques limes et pierres à aiguiser. Outre les scies, sciottes et égoïnes, l'artisan fait encore bon usage du couteau à deux manches, du départoir, du rabot, de la plane, du ciseau à bois, du couteau croche dit aussi couteau à doler et de celui qu'on pourrait appeler son successeur, le couteau de poche.

B. Les outils de frappe et de préhension

     Le fer à clincher ou rivoir est une petite masse de métal que l'artisan emploie pour riveter les clous; il s'agit d'un morceau de rail de chemin de fer de trois pouces de longueur qu'on tient au creux de la main sur la pointe du clou pendant qu'on martèle la tête de ce dernier. Le bloc à clincher, en bois, est utilisé comme point d'appui pour planter les clous.

     Le maillet, en bouleau, à deux têtes. Il sert à frapper sur le ciseau à bois.

     Comme autre outil de frappe, on retrouve le marteau. D'autres outils de préhension sont le serre-joint en bois et le butoir (fig.33). Ce dernier est une planchette de bois placée sur l'établi et sur laquelle prennent appui certaines pièces de bois qu'on veut travailler.

     La pince de pliage (fig.12) était utilisée pour faciliter le pliage en double courbe du bordé à l'extrémité arrière dans la construction du canot à moteur.

Figure 12

LA PINCE DE PLIAGE
LA PINCE DE PLIAGE

     Dans la construction du canot à moteur, cette pince était utilisée pour faciliter le pliage en double courbe de l'extrémité du bordé arrière avant qu'il soit cloué au tablier.

Figure 13

LE COUTEAU A DEUX MANCHES
LE COUTEAU A DEUX MANCHES

     Les outils tranchants ont une place de choix dans l'atelier et l'art du constructeur se reconnaît   souvent à son habileté à les manier.

Figure 14

OUTILS
OUTILS

     Le ciseau à bois et le maillet. La planche qui sert d'appui à 1'étrave est creusée selon la courbure de cette dernière et clouée a l'établi.

Figure 15

​OUTILS ET INSTRUMENTS
OUTILS ET INSTRUMENTS

     Le ministre (au centre) est une cheville de bois qu'on place à l'horizontal dans le côté du lit au milieu et qui sert â soutenir l'extrémité du bordé au cours du montage.

C. Les outils punctiformes

     De facture artisanale, la roulette (fig.16) est un outil de marquage qui sert à poinçonner à l'avance et en série, au moment de la préparation des matériaux, les trous pour les clous d'attache des bordés et des varangues. C'est une roue en bois, large de un pouce (2.5 centimètres) et d'un diamètre de 7 pouces (17.8 centimètres) sur la circonférence de laquelle sont montées, comme des poinçons, des pointes de clous.

     Une autre rondelle large d'un demi-pouce et dont le diamètre est de 7 1/2 pouces (19.1 centimètre) forme un pan d'arrêt de façon à ce que l'outil roule toujours à la même distance de la bordure de la planche. Monté sur un axe métallique muni de chaque côté de la roue d'une poignée tubulaire en bois, elle est manipulée à la façon d'un rouleau à pâte (fig.16).

     La roulette ayant appartenu à Donat Arsenault, poinçonne un trou à tous les deux pouces et trois quarts (7 centimètres), à une distance d'un demi-pouce (1.3 centimètres) du bord de la planche; l'outil fait donc simultanément deux choses : il marque et poinçonne l'endroit ou on fixera les clous le long du bordé.

     L'alène est un poinçon de métal servant à marquer ou à trouer le bois à chaque place où on mettait un clou pour éviter que le bois se fendille. Pour faire une alêne, il suffisait d'emmancher solidement un clou sans tête d'une poignée droite en bois.

D. Les mesures

     Le sciotte-a-St-Joseph est un instrument qui sert à tracer une ligne perpendiculaire à la sole sur la paroi intérieure du canot pour marquer l'endroit où sera placé chacun des membres. C'est en définitive une grande équerre dont la lame très flexible épouse aisément la courbure intérieure du canot même dans la pince où l'angle de courbure est très aigu. Il a été inventé par Louis Arsenault, fils de Donat, de Bonaventure. On utilise, pour faire le grand côté flexible, une vieille lame d'une scie dite sciotte-a-St-Joseph, d'où son nom. On appelait aussi l'instrument, la marqueuse.

Figure 16

LA ROULETTE
LA ROULETTE

     C'est un outil qui sert à poinçonner en série, à l'avance, au moment de la préparation des matériaux, les trous pour les clous d'attache des bordés et des varangues, dans la bordure des planches.

Figure 17

LE SCIOTTE-A-SAINT-JOSEPH
LE SCIOTTE-A-SAINT-JOSEPH

     Dont la lame très flexible épouse aisément la courbure intérieure du canot, est un instrument qui sert à tracer une liane, perpendiculaire à la sole, sur la paroi intérieure du canot, pour marquer l'endroit ou sera placé chacun des membres. Il est de fabrication artisanale.

IV LES ELEMENTS NATURELS, MOYENS D'ACTION SUR LE MATERIAU

     Outre ces instruments et outils que nous retrouvons dans la plupart des ateliers où ont été construits des canots, les artisans connaissent d'autres moyens d'action sur la matière. Nous avons noté, d'une part, que le bois coupé à l'automne n'était habituellement débité qu'au printemps, quelques jours avant le début de la construction. Nous avons constaté, d'autre part, que l'artisan expérimenté exerce un contrôle rigoureux sur le séchage de son bois, notamment au moment de la transformation des matériaux. Le billot de cèdre exposé au froid n'a guère le temps de sécher durant l'hiver.

Figure 18

LE SCIOTTE

     Le canotier pouvait transporter une lame seule enroulée sur elle-même et, au besoin, se fabriquer un cadre avec une branche d'arbre.        

Figure 19

LE SCIOTTE –A-SAINT-JOSEPH

     Version originale.

Figure 20

LA MARQUEUSE OU SCIOTTE-A-SAINT-JOSEPH

     Utilisée dans la construction du canot.

Figure 21

LE BANC A BARDEAU

     Une variante du banc à bardeau à quatre pieds. Son usage était répandu dans la fabrication du bardeau, des cages à homard, des manches de hache, des varangues pour les flats à hareng ou les canots.

Figure 22

LE COUTEAU A DEUX MANCHES

     Un outil lié de près à l'usage du banc a bardeau.

Figure 23

LE BUTOIR

     Une extrémité prend son point d'appui sur l'établi; l’autre sert de point d'appui aux pièces de bois qu'on veut travailler.

     Tout au plus pourra-t-il s'essorer un peu avant qu'on le plie. Normand Arsenault nous faisait remarquer que le bois essoré pendant une journée au grand vent avant le montage, est plus sensible à l'action de la vapeur. D'autre part, au moment de la pose des bordés et pendant la durée du montage, il faut surveiller la température à l'intérieur de l'atelier. Comme la construction se fait d'ordinaire en avril ou en mai, la température est encore quelques fois au-dessous du point de congélation. Chez les Arsenault, une petite fournaise à bois, appelée truie, est installée en permanence dans l'atelier. Mais on prend soin de placer un panneau protecteur entre la source de chaleur et le canot, pour éviter que la chaleur directe ne touche les bordés. A la fin de la construction, il faut laisser le canot sécher à l'air libre avant d'appliquer la peinture de calfatage et de protection. Cependant, l'artisan, encore, prend bien soin de ne pas exposer son canot au vent ou au soleil, car une action vive de ces éléments sur la matière aurait pour effet d'affaiblir les fibres du bois, de le fendiller ou tout simplement de déformer les lignes de l'embarcation. Il ne faut pas oublier non plus que le séchage a pour effet de desserrer les joints, puisque le bois aura tendance à perdre du volume en séchant. L'artisan repassera donc chaque clou pour le solidifier avant d'appliquer la peinture.

     L'utilisation combinée de l'eau et de la chaleur est  mise en pratique comme moyen direct et rapide de transformation des matériaux. Autrefois, lorsque le chantier de construction était à l'extérieur ou dans la batterie de la grange, les artisans pliaient le bois en l'arrosant avec de l'eau bouillante.

    « Au début, ils se servaient pas du tout de la steam. C'était de l'eau bouillante qu'ils envoyaient dessus le bois » (Idem., GAU-7-5.)

     On savait aussi que pour donner une légère courbure à une planche, il suffisait d'arroser un seul côté, c'est-à-dire, la face exposée ou extérieure à la courbe. D'autres artisans, plus ingénieux, se sont fabriqué une botte à vapeur (fig.24) alimentée par une grosse bouilloire (fig.25).

     Dans son ouvrage, La raquette à neige, Paul Carpentier nous décrit une variante de cette botte à vapeur : « C'est un conduit ou tuyau carré formé de quatre planches et long d'une dizaine de pieds (3 mètres). Installé sur un plan incliné par rapport à l'horizon, l'extrémité inférieure arrive au-dessus d'un bassin d'eau auquel il est relié par un entonnoir renversé, fait de bois, de tissus ou de métal. Le bassin est posé sur un poêle qui, chauffé, amène l'eau à ébullition. La vapeur, dirigée par l'entonnoir, s'engouffre alors dans le tuyau. On place les fûts dans ce tuyau et ils sont prêts pour le pliage après avoir passé une demi-heure dans ce bain de vapeur » (Ibid., La Raquette à neige, p.55.)

    On retrouvait aussi cette botte à vapeur chez un chaloupier de l'Ile d'Orléans au XIXe siècle. On l'appelait chaufferie. (Dubé, Françoise et Genest, Bernard. La chalouperie Godbout, pp.20-21.)

Figure 24

LA BOITE A VAPEUR

     Une botte en bois, oblongue, passant par une fenêtre amène la vapeur à l'intérieur de l'atelier. Normand Arsenault dit qu'un long tuyau de cheminée donne une meilleure tire au feu de la maçonne.

Figure 25

LA MAÇONNE

     Donat Arsenault alimente le feu de la maçonne pour garder l'eau chaude. La vapeur s'échappe par un conduit rectangulaire en bois placé au centre du couvercle et relié à la botte à vapeur.

V - LE MONTAGE

A. La sole

     La sole est une forte et longue pièce de bois, ou réunion de segments ajustés bout à bout, sur laquelle on fixe les varangues et les étraves (l'étambot et l'étrave dans le cas du canot à moteur) et qui, étant la base de la construction de l'embarcation, est la première qu'on place sur le chantier.

     L'étrave et la sole sont presque des objets d'artisanat tant leur conception exige d'habileté et de précision, ainsi qu'une connaissance parfaite des caractéristiques techniques de la construction du canot. La longueur de la sole est de vingt pieds (6.1 mètre), divisée en deux ou trois segments selon la disponibilité du bois. Pour relier ces segments entre eux, on les coupe à mi-bois dans le sens de l'épaisseur à chaque extrémité qu'on colle et qu'on attache avec des vis. Large de quatre pouces (10 centimètres) au centre, la sole s'amincit aux extrémités à un pouce et quart (3.2 centimètres), à l'endroit de son raccordement avec l’étrave. Ce léger amincissement facilite le courbement du premier rang de bordé aux extrémités et effile la courbure des joues du canot. Épaisse de un pouce et sept-huitième (5 cm), la bordure du dessous de la sole est creusée de trois-quart de pouce (1.6cn) en hauteur et en profondeur pour permettre de clouer le premier rang de bordé (fig.26). Un lit, solidement ancré au plancher, sert de guide et de support pour la durée du montage. Après avoir attaché les étraves à la quille, on couche cette dernière sur le lit. Ensuite, d'une étrave a l'autre, on tire une ligne à marquer au centre de la quille pour la mettre bien droite, après quoi, on la fixe solidement au lit avec des vis.

     La surface du lit, est légèrement convexe  de façon à ce que la quille soit plus haute au milieu qu'aux extrémités. Les pointes, un peu plus prononcées, assureront au canot une meilleure gouverne. Cette légère courbure, donnée à la quille, aura tendance à se redresser sous le poids du chargement. Le vieil artisan, Donat Arsenault, nous faisait remarquer que cette courbe avait pour principale fonction d'empêcher la quille, à la longue, de se courber vers le bas, ce qui, selon lui, aurait un effet désastreux sur la maniabilité du canot.

   Deux bras croisés en forme de "V" et attachés aux poutres du plafond de l'atelier, maintiennent solidement en place les étraves qu'on a pris soin de mettre au niveau vertical avant de les attacher.

     Pendant que la quille est encore libre de toute entrave, on marque à tous les quatre pouces (10 centimètres), d'une étrave à l'autre, l'endroit où seront clouées les varangues après la pose des bordés.

Figure 26

MISE EN PLACE DU BORDE

     Pour faciliter le pliage, les trois premiers rangs de bordés sont chauffés à la vapeur avant d'être attachés.

Figure 27

LE PLIAGE DES BORDES

     Les bordés de fond sont ceux qui accusent le plus fort degré de courbure. Au centre, ils sont à plat, alors qu'à leur point d'attache, à l'étrave, ils sont sur le côté. La profondeur de la rainure creusée dans l'étrave égale l'épaisseur du bordé.

B. Les moules

     On utilise encore aujourd'hui les moules que l'ancêtre Félix Arsenault a fabriqués à la fin du XIXe siècle. Ils assurent, depuis lors, une taille et une forme constante au canot de Bonaventure. Leurs fonctions consistent principalement à déterminer la largeur, la hauteur, la courbure des hanches et des joues du canot (fig. 29).

     Les trois moules sont d'abord solidement attachés à la quille par leur base. Pour s'assurer que les deux côtés du canot sont à la même hauteur, on place les moules à leur niveau horizontal avant de les fixer à un bras prenant son point d'appui  à une poutre du plafond.

     « On a trois moules. Puis on les place comme il faut, bien aligne, bien niveau. Les moules ont la largeur du canot, a la place ou ils sont placés a l'intérieur, a peu près tous les quatre pieds (1.2 cm). Le canot a 24 ou 25 pieds (7.2 ou 7.5cm). Comme mon père... J'ai encore des patrons qu'il se servait... Ça vaut de l'argent, il y en a bien qui voudraient les avoir, ces patrons-là » (Interview avec Donat Arsenault, GAU-7-3 et 4.)

     Large de trente-trois pouces (85 centimètres), le moule du centre détermine la largeur, la hauteur, et la courbure du ventre au milieu du canot. Les deux autres, larges de vingt-huit pouces (70 centimètres) et placés à mi-distance entre le moule du centre et l'extrémité du canot déterminent en plus la courbure des hanches et des joues du canot. On les garde en place jusqu'à la pose du carreau.

Figure 28

TROIS GENERATIONS DE CONSTRUCTEURS

     Au premier plan, Normand, 43 ans, maître-constructeur, son fils Jean-Yves, 18 ans, apprenti, et Donat Arsenault (père de Normand), maître-constructeur. Aujourd'hui, dans l'atelier, c'est Normand, l'héritier, qui commande les opérations.

Figure 29

LA LIGNE DE FLOTTAISON

     Les deux premiers rangs de bordés forment le fond de l'embarcation. La ligne de flottaison ne dépasse ordinairement pas la hauteur du second bordé. Sans charge, le canot flotte dans quatre pouces (10 cm) d'eau.

C. Les bordés

    La technique consistant à plier le bois en l'arrosant avec de l'eau bouillante était d'ailleurs celle qu'employaient les Indiens Tête de Boules. Camil Guy décrit ce procédé dans son ouvrage Le canot d'écorce à Weymontaching : « Soulignons finalement l'utilisation combinée de l'eau et de la chaleur. Un bois de cèdre, arrosé d'eau chaude se courbe plus facilement » (Guy, Camil. Le canot d'écorce à Weymontaching, p.21.)

     La connaissance de cette technique artisanale de pliage du bois est répandue chez beaucoup d'artisans. Les Arsenault ont quelque peu transformé cette technique. Ils l'ont adapté à leur besoin pour la construction des canots. Ainsi que l'avait fait son père au début du siècle, le père Donat a transformé en bouilloire la vieille maçonne qui servait à faire le savon ou les augées pour les cochons. Le système est simple : recueillir la vapeur à l'intérieur d'une botte oblongue pour qu'on puisse y introduire les bordées à plier. En même temps, ce conduit en bois amène la vapeur à l'intérieur de l'atelier. Dès lors, il n'est plus nécessaire d'arroser le bois avec de l'eau bouillante. Cette innovation donne des résultats appréciables : un pliage uniforme et moins de bris de bordés et des varangues au cours du montage.

     Au lever du jour, les planches nécessaires aux deux premiers rangs de bordés sont placées dans la botte à vapeur et le feu est allumé sous la maçonne. A huit heures, l'action de l'eau et de la chaleur a rendu le bois suffisamment malléable pour commencer la pose des bordés. C'est un travail délicat. Seule l'expérience peut déterminer la courbure exacte à donner au ventre et aux joues du canot pour qu'il glisse aisément sur l'eau à la moindre poussée de la pôle ou de l'aviron.

     Certains canots ne comptent que trois rangs de bordés de chaque côté : un de fond, un de courbure, et un de côté. Depuis une cinquantaine d'années, chez les Arsenault, on en met cinq, ce qui donne une courbure plus prononcée et plus continue aux hanches du canot. On commence par le bas. Seuls les deux premiers rangs de bordés, parce qu'ils se situent là où la courbure des joues est la plus prononcée, ont besoin d'être passés à la vapeur. La longueur des bordés varie d'un rang à l'autre; il importe de placer les joints des planches à des endroits différents sur la coque, autrement, si les joints étaient tous au même endroit, le canot se briserait facilement en deux sous le coup d'un choc un peu violent.

     Sur ce type de canot, de tremble ou de cèdre, les bordés sont posés à clins. Les bordages se superposent l'un sur l'autre à la manière du bardeau, au contraire du joint carré, où les planches sont jointes arête contre arête. Cette construction à clins présente plusieurs avantages. Les joints sont plus étanches et plus solides. En outre, les lignes longitudinales que forment les joints entre les rangs de bordés jouent le rôle de quilles secondaires, (fig.32). Le canot est donc plus stable et se dirige mieux en eau rapide.

     Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. La rapidité de l'action, la synchronisation des mouvements, les mains qui courbent le bois chaud, la hanche qui retient en place ou qui relève le bordé, voilà autant de gestes qui caractérisent l'art achevé du constructeur, surtout au moment du montage des bordés.

     Dès que la première planche de bordé sort de la botte à vapeur, l'action se déroule rapidement. Les extrémités de la planche sont fixées temporairement à l'aide de serres de bois, l'une à l'étrave, l'autre à la quille. On emploiera aussi, pour soutenir le bout de la planche, une cheville de bois qu'on entre dans le lit à la hauteur de la quille. Les artisans nomment cette cheville le ministre (fig. 15).  La planche est attachée avant que le bois n'ait perdu la souplesse et la malléabilité acquise sous l'action de l'eau et de la chaleur. D'un oeil de maître, l'artisan détermine à ce moment précis la courbure à donner aux bordés. Les clous sont ensuite rivetés, puisque leur extrémité dépasse la quille d'un quart de pouce (6.5 millimètres), ce qui assure une plus grande solidité. On emploie le clou galvanisé ou le clou de cuivre à l'épreuve de la rouille.

    Après la pose du second rang de bordés, le maître-constructeur peut déjà dire que « le canot aura de belles joues » (Notes manuscrites, R.Gauthier, GAU-22-04-75. Interview avec Normand Arsenault.)

     Il entend par là que le bois de plie bien et qu'il est satisfait de la courbure des bordés aux extrémités de l'embarcation. La planche du troisième rang de bordés, d'environ quatre pouces (10 centimètres), est moins large que les autres; elle forme le point de courbure le plus accentué sur la coque, entre les planches de fond et celles de côté.

     Les planches du troisième au cinquième rang de bordés n'ont pas besoin d'être pliées comme les précédentes et il n'est pas nécessaire de leur faire subir un bain de vapeur. Quelquefois cependant, lorsque le bois est trop raide ou trop sec, on le mouille avec de l'eau chaude sur le côté extérieur seulement. Comme l'explique Normand Arsenault, en ne mouillant qu'un seul côté, la planche est portée à se plier d'elle-même vers l'intérieur et à suivre la courbe qu'on lui a déjà donnée. (Idem.)

Figure 30

LES JOUES DU CANOT

     Au cours du montage, l'art du constructeur se manifeste particulièrement dans l'habileté à donner aux joues du canot la courbure idéale d'un beau canot. L'artisan travail en même temps du genou, de la hanche, des mains et des yeux pour courber le bois avant de l'attacher.

Figure 31

LE PROFIL DE LA PINCE

     Le profil de l'extérieur de la pince et des joues satisfont pleinement l'artisan ici. Un canot joufflu ou gouffre freine sur l'eau. Un canot aux joues creuses prend plus d'eau. L'art du constructeur, c'est de trouver le juste milieu.

Figure 32

LE CLOUAGE DES BORDES

     Les bordés sont posés 5 clins, c'est-â-dire que les bordages se superposent l'un sur l'autre â la manière du bardeau. Les lignes longitudinales, formées par l'épaisseur du bordé, jouent le rôle de quilles secondaires et donnent plus de stabilité au canot.

Figure 33

LE RIVETAGE DES BORDES

     Les clous sont poussés de l'extérieur et rivetés à l'aide d'un fer à clincher.

     A la fin de cette étape importante que constitue la pose des bordés, les artisans ne cachent pas leur satisfaction de l'avoir achevée. « Le pire est fait » dira Donat après la pose du cinquième bordé. Normand, lui, sait déjà qu'il aura un beau canot : « C'est un travail dur mais, à la fin de la journée, tu es content de ce que t'as fait. En construisant un canot au mois d'avril, j'ai l'impression de renaître au printemps » (Idem.)
D. Le carreau

     Le carreau, d'une seule pièce en épi nette blanche est une languette de bois de vingt-cinq pieds (7.6 mètres) de longueur qui longe la partie supérieure du bordé de chaque côté, d'une étrave à l'autre, et qui forme le plat-bord de l'embarcation. « Le carreau est en dehors. J'en ai fait à deux carreaux aussi », (Interview avec Donat Arsenault, GAU-7-4.). C'est au moment de la pose du carreau que l'artisan détermine la hauteur des côtés du canot. Le carreau est d'abord fixé temporairement à la pointe des étraves avec des serres de bois. On ajuste ensuite son milieu à la hauteur de douze pouces et demi (32 centimètres) par rapport au fond du canot (figs. 34 et 35). Puis on attache le carreau aux étraves avec des vis et aux bordés avec des clous (fig.36). Une fois qu'il est attaché, on fait un trait de scie dans le bordé jusqu'au carreau, avec une égoïne, à environ tous les dix pouces et, avec un couteau à deux manches, on abaisse le bordé jusqu'au carreau (fig.37).

Figure 34

LE CARREAU

     Le carreau est tout d'une pièce de 25 pieds de longueur (7.6 mètres). Fernand Arsenault, au centre, en tient une extrémité, et nous voyons l'autre extrémité de la même pièce qui dépasse le haut du canot, au premier plan à droite.

Figure 35

LA MISE EN PLACE DU CARREAU

     Avant d'être attaché, le carreau est maintenu contre la paroi avec des serres de bois. La hauteur du carreau détermine la profondeur de l'embarcation. On commence à l'attacher en partant du centre vers les extrémités.

Figure 36

LA POSE DU CARREAU

     Partout, le carreau est attaché de l'intérieur, excepté aux extrémités ou il est fixé â l'étrave â l'aide d'une longue vis.

Figure 37

LE NIVELAGE DU 5e BORDÉ

     Après la pose du carreau, on enlève, avec un couteau a deux manches la partie supérieure du bordé. Le carreau forme le plat-bord du canot.

     Pour empêcher le canot de s'ouvrir pendant la pose des varangues, on pose des supports de largeur sur le carreau à la hauteur des moules. Ces supports sont maintenus en place par deux planches de bois croisées qui prennent leur point d'appui aux poutres du plafond. Une fois qu'elles sont en place, on enlève les moules.

E. Les varangues

     Autrefois, chaque membre était marqué et posé successivement. On plaçait le premier au centre et ensuite on se servait d'une petite planchette de bois de quatre pouces (10 cm) de largeur comme guide pour marquer la place de la suivante. Mais on a trouvé un moyen ingénieux pour gagner en vitesse et en précision. Aujourd'hui, chez les Arsenault, on utilise cette règle appelée le sciotte-à-St-Joseph (fig.17).

     L'instrument permet de tracer avec précision à tous les quatre pouces et demi (11.5 cm), du premier rang de bordé une ligne perpendiculaire à la sole, ou seront placées les varangues.

     La pose des varangues est une tâche délicate qui demande beaucoup de dextérité. Dès six heures du matin, le feu de la maçonne est allumé pour que tout soit prêt vers sept heures trente. Chauffées à la vapeur pendant une demi-heure, les minces languettes d'épinette rouge se plient facilement (fig.38).

Figure 38

LE PLIAGE DES VARANGUES

     La pose des varangues est une tâche délicate qui demande beaucoup de dextérité. Noter que l'espace près de la quille entre chaque varangue et le bordé sera fermé d'un coin, d'une part pour éviter que le canotier ne casse les varangues lorsqu'il marche dans le canot, et d'autre part, pour servir de point d'appui au bordé et le protéger contre les coups sur les roches au fond de la rivière.

Figure 39

ATTACHE DES VARANGUES

     Les clous d'attache des varangues sont tous entrés d'avance, à mi-bois, dans le bordé ou on a poinçonné les trous avec la roulette. De cette façon, les varangues sont attachées rapidement pendant que le bois est encore chaud, et le bois travaille moins lorsqu'il sèche.

     Une à une, en commençant par le centre, l'artisan attache les varangues aux parois du canot. La pointe libre des clous, qui dépasse le membre, est pliée et rivetée pour assurer une plus grande solidité. L'extrémité des varangues est ensuite coupée a ras les plats-bords excepté les cinq derniers à chaque bout du canot qui sont coupés à trois-quart de pouce (1.9 cm) plus bas que le carreau pour permettre la pose des ponts. On compte, pour un canot de vingt-quatre pieds (7.3 mètres), un total de soixante et quatre varangues.

F. Les barres

     Le canot compte quatre barres de cèdre dont la fonction principale est d'empêcher les parois d'ouvrir. Elles servent également de siège pour l'avironneur d'en avant ou pour les passagers. Les barres des bouts mesurent, en moyenne, vingt-huit pouces (71cm) de longueur et cinq pouces (13 cm) de largeur au centre; les barres des milieux, trente-quatre pouces (86 cm) de longueur et sept et demi (19 cm) de largeur. Des toquets (fig.40), blocs de bois de trois pouces et demi (9 cm) de longueur par neuf et demi (24 cm) de hauteur par un pouce d'épaisseur (2.5 cm) attachés aux parois, supportent les barres. Les barres du milieu reposent sur deux toquets de chaque côté; celles des bouts, sur un seul de chaque côté.

     Les quatre barres sont placées approximativement à la même distance l'une de l'autre mais l'artisan s'arrange pour que les toquets qui les soutiennent soient placés entre les varangues. En coupant les barres à leur longueur, l'artisan doit prendre une mesure très juste; une barre trop courte aurait pour effet de tirer la paroi vers l'intérieur; trop longue, elle la pousserait vers l'extérieur (fig.41). Habituellement, l'artisan coupe la barre plus longue et fait l'ajustement au rabot en faisant l'essai de la planche à plusieurs reprises. Le toquet est cloué au carreau et à la paroi. Une fois la barre glissée dans la rainure des toquets, on introduit de chaque côté, par l'extérieur, deux longues vis qui traversent en même temps le bordé et le toquet et qui viennent s'enfoncer dans l'extrémité des barres.

Figure 40

LES TOQUETS

     Solidement attachés au carreau et à la paroi, les toquets sont les pièces de support pour les barres. Les barres du centre, plus larges, comptent deux toquets de chaque côté alors que celles des bouts n'en ont qu'une.

Figure 41

MESURE DES BARRES

     Voici comment on s'y prend pour avoir la largeur exacte des barres on superpose deux planches qu'on glisse ensuite l'une sur l'autre jusqu'à ce que le bout de chacune touche le fond de la rainure du toquet de chaque côté. On glisse ensuite les deux planches vers le centre en les maintenant fermement collées l'une sur l'autre. La longueur des deux planches, l'une sur l'autre, donne la largeur de la barre à cet endroit.

G. Les ponts

     Taillé dans une large et épaisse planche de cèdre, le pont (fig. 42), consolide l'extrémité du canot et sert de siège pour l'avironneur d'en arrière. A l'extrémité du canot, on coupe le bout des dernières varangues à trois quart de pouce (1.9 cm) plus bas que la hauteur du carreau (fig.43); la surface des ponts dépassera donc légèrement la surface du carreau. Avec un couteau à deux manches, on abaisse la bordure de cette surface à la hauteur du carreau et on attache le pont par les côtés, à travers le carreau, avec de longues vis. Enfin, avec un rabot, en partant du milieu jusque vers les côtés, on arrondit la surface du pont, ce qui a pour effet de rejeter l'eau vers les côtés en cas de pluie (fig.45).

     Dans la pince d'en avant, on pose un entrepont (fiq.44), sorte de petite tablette amovible qui sert d'espace de rangement. Au cours d'un long voyage, les canotiers y placeront quelques objets d'utilité courante : gobelets, tabac, articles de pêche, ciré. Parfois même, quelques bonnes truites ou un saumon y seront mis à l'abri.

Figure 42

LE DECOUPAGE DES PONTS

     Le découpage des ponts se fait avec un gabarit. L'ajustement se fait ensuite avec un rabot selon la largeur de la pince qui peut varier légèrement d'un canot à l'autre. L'important est de ne pas forcer la pince à s'ouvrir ou à se fermer par un pont trop large ou trop petit.

Figure 43

LA PINCE

     Une barre transversale est clouée en travers de la pince pour servir de charpente et d'assise pour le pont parce qu'il servira aussi de siège. La planche seule ne saurait résister longtemps au poids d'un avironneur. Noter que dans la pince l'extrémité des varangues n'est pas coupée à ras le carreau mais un peu plus bas.

Figure 44

L'ENTREPONT

     Coincé fermement dans la pince l'entrepont sert de tablette de rangement pour les objets d'usage courant du canotier, tabac, gobelet, nécessaire de pêche.

Figure : 45

LA POSE DES PONTS

     Les ponts sont solidement attachés au carreau avec des grands clous. Noter que la surface pont n'est pas cachée jusqu’à ras le bord du carreau, mais dépasse légèrement. On attache ainsi la planche au carreau avec de grands clous. Ensuite, avec un couteau à deux manches et le rabot, on abaisse l'excédent jusqu'au carreau de façon à ce que la surface soit légèrement arrondie pour permettre à l’eau qui y tombe de couler de chaque côté.

H. La finition

     La construction proprement dite est terminée. Mais le canot n'est pas prêt pour autant à prendre l'eau. La quantité de travail qui reste à effectuer varie d'un canot à l'autre. D'abord, l'artisan assure l'étanchéité de l'embarcation. Avec une petite planchette de bois placée à l'intérieur, il ferme et consolide les joints à l'extrémité de chaque bordé. Il attache la planchette avec des clous poussés de l'extérieur et dont la pointe est repliée à l'intérieur comme l'attache du joint à clins entre les bordés. Il arrive aussi qu'il faille boucher des trous de nœuds à l'aide de chevilles de bois, de l'épaisseur du bordé, que l'on fixe avec de la colle.

     Les bordés du canot, comme nous l'avons vu, sont posés Clins. Cette caractéristique architecturale a pour effet de laisser à chaque joint, sous la varangue, un espace vide. Pour éviter que le canotier ne casse les varangues lorsqu'il marche dans le fond du canot et pour protéger le bordé contre les coups éventuels sur les roches au fond de la rivière, les constructeurs comblent ce vide avec de petits blocs triangulaires minces et allongés qu'ils nomment des coins (fig.38). Ils ne sont pas cloués mais collés. Ils ont deux pouces (5 cm) de longueur et un demi (1.3 cm) d'épaisseur au bout le plus épais.

     Il n'y a pas de calfatage proprement dit sur ce type de canot. Il faut d'abord veiller à ce que les joints soient solides et bien fermés. Ensuite, une couche de peinture marine à l'intérieur et à l'extérieur suffit pour assurer son étanchéité. Le renflement du bois au contact de l'eau fera le reste. Cependant, l'artisan attendra une quinzaine de jours avant d'effectuer ce travail. Il laissera au bois le temps de s'essorer un peu. Ce délai est important pour deux raisons : d'abord, le bois, étant plus sec, absorbera mieux la peinture; ensuite ce court séchage a pour effet de desserrer les joints sur toute la longueur du canot, y laissant ainsi pénétrer la peinture. Le constructeur repassera un a un avec son marteau et son fer a clincher, tous les clous d'attache des bordés et des varangues pour resserrer les joints. Après l'application de la peinture, lorsque le canot sera mis à l'eau, le bois reprendra une légère expansion. C'est cette différence subtile qui assure un joint solide et une parfaite étanchéité au canot.

     On rencontre deux couleurs surtout; au dire des informateurs, le vert serait la couleur la plus ancienne. Le gris est apparu au deuxième quart du siècle. Dans ce cas, le carreau et les barres sont peints en rouge.

     Un autre constructeur de Bonaventure, Camille Arsenault, applique un vernis sur ses canots. Selon lui, le vernis est plus solide et plus dur que la peinture;  il est aussi plus léger.

     Donat Arsenault nous révélait d'autre part, que l'utilisation du fibre de verre n'est pas à conseiller sur un canot de cèdre. « Le bois réagit aux variations de la température, le fibre de verre, non » (Interview avec Donat Arsenault, GAU-7-10.) Et d'autant plus que le canot serait considérablement alourdi.

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