TroisiÈme Partie

FOLKLORE DU MÉTIER

I - LES ÉTAPES DU MÉTIER
 
     Devenir maître-canot à Bonaventure, c'était non seulement pratiquer un métier, c'était aussi accéder à une place de choix dans la collectivité. Les plus habiles pouvaient espérer donner leur nom à une poule à saumon ou à un secteur de chasse pour marquer leurs exploits ou leur renommée. Aussi, pour devenir maître-canot, il fallait non seulement savoir manier un canot dans les situations les plus difficiles, mais également connaître à fond la rivière, les trous à saumon, les passes de chevreuil et d'orignal. Comme nous le mentionne le canotier Henri Arsenault, n'était pas maître qui voulait à Bonaventure et il était important de faire un bon apprentissage : « Un bon gars de canot, c'est un gars qui commence à apprendre çà jeune, parce que commencer à apprendre plus vieux, c'est de la misère. Faut qu'il sache comment pôler, puis qu'il connaisse le fil du courant. J'ai eu connaissance de plusieurs gars qui ont commencé à pôler vieux, puis qui ont jamais appris » (GAU-24-5.)

     Il est intéressant de noter comment de génération en génération s'est transmis le métier de canotier au cours de différentes périodes d'apprentissage. Van Gennep mentionne qu'à chacune des étapes de la vie « se rapportent des cérémonies dont l'objet est identique : faire passer l'individu d'une situation déterminée à une autre situation tout aussi déterminée » (Les rites de passage, p.2.). Fils de canotier vivant près de la rivière, Henri Arsenault nous raconte comment il avait eu, très jeune, le désir d'apprendre le métier de ses ancêtres : « Papa avait un canot. Je me rappelle d'avoir commencé, j'avais pas plus que sept à huit ans. J'allais prendre des drives avec le canot pour essayer de monter le rapide près de chez-nous, mais j'avais pas assez de force et d'expérience non plus. La première affaire, le canot virait en travers. Là, çà me choquait; je prenais ma perche puis je fessais sur le carreau. Puis après çà, j'ai toujours été dans la rivière. J'ai commencé à aller guider, j'avais pas plus que quinze ou seize ans. Pas maître-guide, mais apprenti » (GAU-24-1.)

     De cette façon, ajoute l'informateur, on pouvait voir lequel parmi les enfants manifestait le plus d'aptitude à conduire un canot. Une tradition solidement établie à Bonaventure voulait que le fils, dès qu'il était en force de manier le canot, c'est-à-dire vers l'âge de quinze ou seize ans, fasse équipe avec son père comme apprenti. A partir de ce moment, l'apprenti ne faisait plus de simples promenades, mais participait aux voyages de plusieurs jours en haut de la rivière ou, ce qui était mieux, devenait un engagé dans un club pour la pêche au saumon. Cette tradition existe d'ailleurs encore aujourd'hui chez plusieurs canotiers. L'apprenti pouvait aussi être pris en tutelle par un autre maître, membre ou ami de la famille, qui se chargeait d'enseigner pendant une saison les rudiments du métier. Élide Poirier nous raconte comment, vers 1900, il a reçu ses premières leçons de canotage comme apprenti : « J'avais été avec mon beau-frère de même, puis quand on est arrivé au pied du Malin, il a poussé son canot dans le rapide et j'ai débarqué.  Çà m'a jeté à l'eau. Çà fait qu'il a été prendre une tournée puis il est revenu et il m'a ramassé et on a monté. Là, je voulais le battre parce que j'étais choqué; mais il m'a dit : « c'est rien qu'une leçon que je te donne, pour quand tu viendras a pôler dans un canot ». Bien, c'est lui qui m'a appris à pôler puis qui m'a montré comment travailler avec un canot. Quand, j'ai fini, j'étais capable de mener un canot pas mal bien. Il m'avait bien montré. Çà fait que j'ai toujours continué la dessus » (GAU-23-4.)

     Ordinairement, après une saison à canoter sur la rivière, l'apprenti avait acquis suffisamment d'expérience pour accomplir son travail sans être sous la tutelle de son maître. Il abandonnait alors son titre d'apprenti pour devenir le second ou le compagnon du maître. Cette deuxième étape d'apprentissage, plus longue, consistait principalement à apprendre à connaître la rivière dans tous ses détails, apprendre à pêcher à la mouche, apprendre à chasser, bref, à faire toutes les expériences possibles en vue d'acquérir plus tard le titre de maître-canot. L'âge entrait en ligne de compte de sorte qu'il était rare de pouvoir devenir maître avant l'âge de trente ans. De plus, nous avons noté au cours de nos visites dans les clubs de pêche, que la moyenne d'âge des maîtres était en réalité beaucoup plus élevée, soit d'environ cinquante ans. Ceci s'explique du fait que plusieurs maîtres pratiquaient leur métier jusqu'à un âge avancé, retardant ainsi l'avancement des compagnons. Nous avons rencontré des canotiers qui, à soixante et dix-neuf ans, pôlaient encore un canot pendant tout l’été (fig.76).

Figure 75

SIMON ARSENAULT, 97 ANS
SIMON ARSENAULT, 97 ANS

     « Moi, j'ai eu connaissance qu'il y avait pas de chemin là (dans le rang de la Rivière), mais il y avait des maisons. Puis pour voyager au village, fallait qu'ils voyagent en canot ».

Figure 76

ÉLIDE POIRIER, 92 ANS
ÉLIDE POIRIER, 92 ANS

     Maître-canot jusqu'à 79 ans alors qu'il était encore guide pour les étrangers qui venaient pêcher sur la rivière.

     Il est difficile de déterminer un moment précis où le compagnon devenait maître. Après avoir fait la preuve de ses connaissances du milieu, c'était souvent le hasard qui lui donnait l'opportunité d'acquérir le poste convoité. Monsieur Élide Poirier nous a raconté des chicanes mémorables survenues au club de pêche en vue d'obtenir le poste.
Les responsabilités inhérentes au titre de maître n'étaient pas sans susciter une certaine crainte chez les postulants. A bord de son canot, le maître portait la responsabilité de tout. De même, si les résultats de son travail étaient à son crédit, la malchance, en particulier pour la chasse et la pêche, portait ombrage à sa réputation. Le maître devait aussi conquérir l'estime des autres maîtres pour garder son titre. Il devait conserver une sorte de reconnaissance tacite à l'égard des autres à faire partie de l'élite des canotiers. Pour illustrer l'appréhension du moment, nous citons ici le témoignage d'un canotier qui raconte comment, grâce aux circonstances, il est devenu maître : « Célestin Bujold s'était engagé maître-guide. Quand est venu le temps, il a dit à Polycarpe Bourque, le grand boss : « moi je vais pas maître, tu vas mettre Élide. Polycarpe est venu me trouver en braillant que Célestin s'était engagé maître-guide puis qu'il voulait pas y aller. J'ai dit : tu m'as engagé à l'ancre. Mais si tu mets Célestin à l'ancre puis moi maître-guide, bien si je fais pas ton affaire comme maître, tu vas me clairer puis Célestin va rester à l'ancre. Çà marche pas. Je vais prendre maître-guide sous condition : si j'arrive pas, je prendrai ma place à l'ancre ». Là il était content » (GAU-51-4.)

     Autant le maître devait faire preuve d'une connaissance supérieure dans le métier, autant il devait être à la hauteur de l'image d'homme fort, dans tous les sens, que lui conférait son titre dans la collectivité. C'était un gagne-pain pour plusieurs fermiers de Bonaventure mais c'était surtout pour eux, en dépit du fait que les droits de pêche appartenaient à des étrangers, un moyen de se révéler les vrais maîtres de « leur rivière ».

Figure 71

UNE ÉQUIPE DE CANOTIERS (Circa 1959)
UNE ÉQUIPE DE CANOTIERS (Circa 1959)

     Devant l'un des camps du club de pêche Molson sur la rivière Bonaventure. Les détails qui suivent nous révèlent un peu la structure d'une équipe de pêche en rivière. De gauche à droite, 1ère rangée : Gabriel Arsenault, 28 ans, compagnon ; Lorenzo Poirier, 50 ans, maître-canot, et son fils Jean, 15 ans, faisant équipe avec lui comme apprenti ; Élide Poirier, 73 ans, maître-canot; 2e rangée : Albert Arsenault, 50 ans, maître-canot; Victor Arsenault, 32 ans, compagnon; Lucien Arsenault, 23 ans, compagnon; Donat Arsenault, 59 ans, maître-constructeur et maître-canot; Émile Arsenault, 75 ans, maître-canot; Léonce Gauthier, 51 ans, chargé de transporter les canots de pêche, deux fois la semaine, à une vingtaine de milles (32 kilomètres) en amont de la rivière, avec un véhicule motorisé; 3e rangée : John Sinclair et Aldémar Arbour, hommes de service; Blake Sinclair, compagnon; Fernand Arsenault, 32 ans, maître-canot; Jimmy Tozer, commis et administrateur du club; Jos Arsenault, le couke et son aide, Lionel Arsenault.

     Lorenzo Poirier, Élide Poirier, Léonce Gauthier, Donat Arsenault et Fernand Arsenault figurent parmi les informateurs que nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes sur le terrain.

II - LA PRESENCE DES CANOTIERS DANS LES NOMS DE LIEUX

     Dans son ouvrage La littérature orale en Gaspésie, Carmen Roy déclare que « l'emprise du sol par un peuple est marquée, avant tout, par le « nom »,  « le lieu dit », qui est le fait de civilisation le plus tenace » (Littérature orale en Gaspésie, p.20.). Si nous étudions la toponymie de l'arrière-pays de la région de Bonaventure, nous constatons que c'est de loin le long de la rivière que nous trouvons le plus grande nombre de lieux nommés. Au cours des années, les habitants y ont marqué leur emprise du sol presqu'à chaque pas. La rivière Bonaventure a soixante et cinq milles (105 kilomètres) de longueur dont soixante milles (98 kilomètres) couvrent un territoire de forêt vierge.

     La toponymie de cette région est assez récente. Le seul nom antérieur à l'établissement des Acadiens à cet endroit en 1760, serait Bonaventure, donné, semble-t-il, d'abord à la rivière et plus tard, attribué à la paroisse. Les historiens se perdent en conjectures sur l'origine du nom. Est-ce le nom d'un vaisseau français, Le Bonaventure, qui fit une expédition dans la Baie des Chaleurs en 1591? Est-ce en l'honneur du père Bonaventure Charpentier, un des premiers missionnaires de l'endroit?  Ou encore voulait-on rappeler le nom du Sieur Denys de Bonaventure, souverain de l'Acadie de 1705 à 1706? Dans son ouvrage La Gaspésie au soleil, le Frère Antoine Bernard émet une hypothèse qui mérite aussi d'être retenue. Il dit que Bonaventure, en langue Micmac, signifie Ouagamette, c'est-à-dire, « eau claire » (Bernard, Antoine. La Gaspésie au soleil, p.302.). Or, justement de l'avis de nombreux pécheurs étrangers venus à Bonaventure, la rivière passe pour être l'une des plus claires au monde. C'est du moins la réputation qu'on lui fait. Sur une carte de l'embouchure de la rivière Bonaventure, datée de 1844 et intitulée Plan of a Bridge for the River Grand Bonaventure, l'auteur a noté ce qui suit : « The water of the Bonaventure is unnaturally transparent ». (« L'eau de la rivière Bonaventure est d'une transparence hors de l'ordinaire », Russel, A.J., H1-310 Bonaventure, 1844. Archives publiques du Canada, collection nationale des cartes et plans.)
Tous les autres noms seraient postérieurs à 1760. Il est intéressant de constater qu'à travers cette toponymie, nous pouvons reconstituer une partie de l'histoire locale, suivre son évolution et faire le lien avec les métiers divers qui se sont exercés le long de la rivière Bonaventure.

     Les noms descriptifs nous apparaissent généralement les plus anciens. Quelques-uns évoquent les richesses de la flore : Ile-des-Prés, Ile-aux-Sapins, Ile-aux Roses, Pin-Rouge, Ile-aux- Épi nettes; selon l’opinion émise par nos informateurs, ces noms remontent à la période d'exploitation du bois sur la rivière avant la deuxième moitié du XIXe siècle. D'autres noms, décrivant les accidents de terrain, s'expliquent d'eux-mêmes : le Barachois, (Dans le journal de son voyage autour de la Gaspésie en 1811, l'abbé J.B.A. Ferland donnait, d'un barachois, la description suivante : Le barachois est un étang ou lac, qui se trouve ordinairement à l'entrée des petites rivières, au point où elles se jettent dans la mer. Les puissantes vagues qui arrivent du large élèvent un banc de sable, à l'embouchure des rivières;  c'est derrière ce banc que se forme le barachois. Le surplus des eaux de la rivière tombe dans la mer, par un canal étroit, qui se creuse tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Revue d'Histoire de la Gaspésie, Vol. VIII, no 2, avril-juin 1870, p.90), situé à l'embouchure de la rivière; l’Ile-Rouge, à cause de sa terre rouge; l'Ile-au-Sable, l'Ile-de-l'Entonnoire, et l'Ile-de-la-Fourche, à cause de la forme de la rivière à cet endroit;  l'Ile-de-la-rivière-Hall, affluent de la grande rivière; Ruisseau-Jaune, dont l'eau est tintée par les aulnes; le Ruisseau-Creux; les Trois-Frères, à cause de trois pics de montagnes successifs le long de la rivière. Un informateur nous révélait que les îles constituaient des points de repère pour les canotiers. Lorsque le niveau d'eau était très bas, en été, un seul endroit dans la partie méridionale de la rivière obligeait les canotiers à faire un portage : le lieu a pris le nom de Portage ou Ile-du-Portage.

     Nous avons mentionné que certains toponymes avaient des liens étroits avec les métiers divers pratiqués le long de la rivière. Plusieurs trappeurs ou chasseurs ont contribué par leur activité à l'appellation de certains lieux. Nous trouvons l'Ile-aux-Rats-Musqués, où abondait le rat musqué; le Boggan-du-Castor, la Passe-au-Chevreuil. Pour désigner des lieux qui étaient autrefois des territoires de chasse, on trouve encore : La-Ronne-à-Pit, du nom d'un chasseur, Pete Marsh; le Trou-à-Eudore, où Eudore Bourdaqes chassait l'orignal; le Ruisseau-à-Tombert dit l'Indien, une ligne de trappe; le Grand-Platin-de-la-P'tite-Piouke.

     La drave a également laissé ses traces dans la toponymie. Du fait cependant que la plupart des compagnies qui ont fait le flottage du bois étaient anglaises, nous retrouvons des toponymes de la même langue : la Slide, le Campe-à-Murphy, Burton-Flat, le Grand-Keep-Over, le Petit-Keep-Over.

     Quelques incidents ou anecdotes ont également été à l'origine de certaines appellations. On raconte qu'au cours d'une drave, un cheval laissé seul sur le bord de la rivière le midi était monté dans la landing (pente très raide où on jetait le bois à l'eau) puis avait suivi le sentier de portage pour aller rejoindre un autre cheval sur le platin. Voyant cela, les hommes en train de dîner considèrent l'incident comme un tour de force et nommèrent l'endroit la « Horse Landing ». Quant à la Roche a Allen, elle rappelle l'endroit où deux canotiers, dont un dénommé Allen Sinclair, ont chaviré en canot après avoir frappé une grosse roche. On raconte que l'un voulait passer à gauche de la roche, l'autre à droite. Pendant que chacun insistait sur les avantages du côté choisi, le canot s'est tourné en travers de la rivière et s'est sectionné en deux sur la roche. Les deux hommes s'en sont tirés de justesse mais, comme il s'agissait de deux canotiers d'expérience, les autres ont ainsi nommé l'endroit pour les taquiner et pour rappeler l'incident.

     Viennent enfin, avec le dernier quart du XIXe siècle et l'arrivée des premiers pécheurs étrangers dans la région, les toponymes des lieux de pêche.   Plusieurs toponymes parmi ceux que nous avons déjà mentionnés localisent de bons endroits pour pêcher. A mesure que les canotiers découvraient de nouveaux secteurs de pêche, ils leur donnaient un nom.   L'influence des étrangers anglophones a marqué cette période. Pour faire plaisir aux propriétaires des clubs de pêche qui, somme toute, permettaient aux canotiers de gagner leur pain sur la rivière, ces derniers ont appelé nombre d'endroits du nom de leur employeur, de ses enfants ou invités qui venaient pêcher : de là, les anthroponymes Barker, Smith, Molson, Bruce, Comical-Bess, Ruth, Eleonor, Slocum, Luna, la-Luck-à-Kirby, Mitchel, Docteur, et même Prêcheur, ainsi nommé par les guides à cause d'un ministre protestant volubile et moralisateur.

     Plusieurs maîtres-canots ont donné leur nom à des lieux pour diverses raisons : Ferlatte, Pierre, parce que ces endroits étaient vis-à-vis les terres de John Ferlatte et de Pierre Arbour; le-Trou-à-Jos, du nom d'un vieux guide indien, Jos Condoe; la Poule-à-Félix, du nom du maître-constructeur de canots, Félix Arsenault; la-Luck-à-Emile, où Émile Arsenault, l'un des meilleurs maîtres-canots de la région, a pris, vers 1950, un saumon de quarante-huit livres (21.7kilogrammes);  Narcisse, du nom d'un maître de St-Alphonse-de-Caplan, Narcisse Miousse, qui avait passé plus de cinquante ans sur la rivière. L'informateur Lorenzo Poirier nous disait que certains guides refusaient de donner leur nom à des lieux préférant plutôt choisir un autre nom.   Il nous raconte comment fut nommé le Ferré : « En premier, on nommait les poules à mesure qu'on les découvrait. Mon beau-frère, Charles Arsenault, était là avec des sports et avait pris du saumon avec une mouche nommée black fairy. Comme on avait l'habitude de nommer les endroits soit du nom d'un guide, du pêcheur, d'une roche, d'une île, on a proposé le nom de Charles. Il a refusé et a dit qu'on l'appellerait la Poule Fairy » (GAU-33 et 34-17.)

     Par la suite, les canotiers ont nommé l'endroit le Ferré, par corruption du mot anglais.

III - LES LÉGENDES DE CANOTIERS

     Nos enquêtes sur le terrain ne nous ont pas révélé beaucoup de croyances qui se rattachent directement au canot. Nous avons noté cependant, au cours de nos expéditions, que les canotiers démontraient un respect profond, sinon une crainte, pour la rivière et en particulier pour l'eau. Qu'il soit mouillé et transi, que l'eau tumultueuse ait chaviré son embarcation, le canotier ne doit jamais maudire l'eau ou s'élever contre l'élément. Il risquerait d'éveiller des démons encore plus malins. D'autre part, le respect développé par le canotier à l'égard de l'eau est dû au fait qu'il se reconnaît tributaire de la rivière : cette dernière contribue à le nourrir de ses poissons, elle porte son canot et lui ouvre un chemin sur ses territoires de chasse. Le canotier reste donc avec de forts pressentiments de forces inconnues qui incarnent sa chance ou sa malchance, lors de ses expéditions de chasse ou de pêche. Avec les esprits, il faut se montrer conciliant et prudent. Les résultats de la pêche et de la chasse sont liés de près au facteur hasard. Nous retrouvons d'ailleurs ces croyances chez la plupart des pêcheurs côtiers.

     Une autre croyance veut que la femme soit un élément de malchance dans la forêt et particulièrement à bord d'un canot. Il est arrivé que des femmes louent les services de guides pour une expédition de pêche ou de chasse mais, à notre connaissance, aucune femme n'est montée en haut de la rivière sauf, comme nous l'avons écrit, celle qui est allée y faire son voyage de noces. En tout cas, aucune femme accompagnait son mari en canot au cours d'une expédition en forêt.

     Nous avons eu l'occasion d'entendre monsieur Rodolphe Poirier refuser catégoriquement ses services de guide à un chasseur qui voulait amener son épouse avec lui en expédition.   Une croyance â peu près similaire existait chez les pêcheurs de la cote qui voyaient comme un élément de malchance la présence d'une femme dans une barque de pêche.

     « L'une des croyances les plus répandues autrefois chez les canotiers, c'est qu'il ne fallait jamais mettre un canot à l'eau le nez en avant parce que ça portait malheur » (GAU-82-3, Interview de Jos Martel et de Dan Leblanc.) Dans son ouvrage Héritage Acadie, Jean-Claude Dupont a noté, un geste similaire chez le pêcheur acadien : « Lorsqu'il amarre sa barque, il faut qu'il manoeuvre en la faisant tourner dans le sens de la marche du soleil, du lever au coucher, pour finalement mettre le devant de la barque dans le sens où le soleil se dirige. Au départ du quai, le matin, il ne faut pas que le pêcheur fasse tourner sa barque contre le sens de la marche du soleil » (Dupont, Jean-Claude, Héritage Acadie, p.115.)

     La plupart des canotiers aujourd'hui disent qu'il s'agit là d'une superstition sans conséquence. Mais nous avons remarqué qu'on ne met jamais son canot a la rivière la pointe avant en premier. Simple coïncidence?  Qu'il me soit permis de raconter ce qui m'est arrivé au cours d'une expédition de chasse en haut de la rivière Bonaventure à l'automne 1972.

     J'avais l'habitude, depuis quelques années, de monter à la chasse à l'orignal avec un vieux canotier dans la soixantaine, monsieur Rodolphe Poirier. Partis de Bonaventure le matin en voiture, tirant notre canot sur une remarque, nous nous sommes rendus jusqu'à un lieu dit La-Branche-de-l'Ouest de la Rivière à environ quarante milles (65 kilomètres) de l'embouchure. A partir de cet endroit, il n'y avait plus de chemin et nous utilisions le canot pour nous rendre a vingt-cinq milles (40 kilomètres) en amont, a la tête de la Rivière. Arrivés à la pente de débarquement, il y avait là un groupe de jeunes chasseurs de la région qui se sont empressés, pour nous donner un coup de main, de prendre le canot sur la remorque et de le glisser à l'eau, le nez en avant. Un garde-pêche, Roméo Leblanc, qui observait la manoeuvre d'un peu plus loin, le leur fit remarquer et leur suggéra de tirer le canot de l'eau et de reprendre l'opération en sens inverse. Ses paroles ne firent que provoquer l'hilarité générale chez les chasseurs et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, ils avaient aussi placé nos bagages dans le canot. Monsieur Poirier, que j'observais, a semblé contrarié par l'incident; mais sans plus, nous sommes partis.

     Nous nous sommes rendus à une cabane de chasse en un lieu appelé « Le-Grand-Platin-de-la-P'tite-Piouque ». A notre arrivée, la pluie s'est mise à tomber et il a plu à torrent pendant cinq jours. Le soir du troisième jour, nous nous étions couchés comme d'habitude quelque temps après le souper, soit vers huit heures. Les jours sont courts en automne et nos heures de veillée à la lampe à l'huile étaient comptées. Soudain, vers minuit, le vieux trappeur m'a éveillé en m'interpellant a voix couverte à peu près comme suit : « Richard, réveille-toi, il y a quelqu'un qui arrive, j'ai entendu parler, j'ai entendu marcher et j'ai vu de la lumière dehors ». Ma première réaction fut d'écouter et ensuite de regarder à l'extérieur. Il pleuvait à torrents et la nuit était noire. Le vieux trappeur, qui semblait affolé, me fit remarquer qu'une lumière se réflétait au plafond de la cabane. En effet, nous pouvions observer une lueur verdâtre qui nous permettait de distinguer nettement les poutres de la charpente du toit et la couverture elle-même. A la demande pressante de monsieur Poirier, immobilisé par la peur, je suis sorti sur le seuil de la porte et j'ai appelé, croyant moi-même que la lueur du plafond pouvait être produite par une source quelconque venant de l'extérieur. En vain ! La nuit était noire et la pluie tombait toujours. J'ai pensé alors que la lueur provenait du poêle qui, bien que n'ayant pas été alimenté en bois depuis le souper, pouvait avoir conservé quelque braise. Le feu était bien éteint; j'ai même plongé la main dans la cendre pour m'en assurer.

     Cette dernière vérification ne put rassurer le trappeur. Au contraire, il ne m'était jamais arrivé de le voir dans un tel état. Il commençait  parler de diable, de revenant et même d'extra-terres très. Devant son insistance à me dire qu'il n'avait pas rêvé, j'ai dû m'habiller et aller voir dehors pour essayer de découvrir ce qui se passait. L'hypothèse d'une visite à cette heure de la nuit était possible, mais peu probable. Il n'y avait d'autre chemin que la rivière. Gonflée de ses eaux comme elle était par les pluies torrentielles, il eut été difficile d'y voyager la nuit. Je croyais plutôt, pour ma part, qu'un orignal à la recherche d'une femelle, rodait dans le platin. Malgré tout, je commençais à être inquiet et c'est avec une certaine appréhension qu'éclairé par un fanal, j'ai parcouru le platin en tous sens à la recherche d'un indice ou d'une piste pouvant me révéler l'origine des faits racontés par monsieur Poirier. Je n'ai rien trouvé.

     Le lendemain matin, au lever du jour, tout paraissait normal autour de la cabane. Mais nous n'étions pas au bout de nos peines. Durant la journée, nous sommes allés, en canot, chasser à quelques milles en amont de la rivière. Nous sommes revenus à la cabane à la nuit tombée. Nous étions en train de débarquer notre bagage quand soudain monsieur Poirier m'a saisi par un bras : à la hauteur de la façade de la cabane deux yeux verdâtres semblaient  nous observer. J'ai senti le sang me glacer dans les veines. Figé sur place, le trappeur me demanda d'aller voir ce que c'était. J'avançai lentement pour découvrir ce que je crois avoir été la source de nos inquiétudes : deux sacs en matières plastiques suspendus côte-à-côte à quelques pouces de distance et contenant de la morue salée. On trouve en effet une petite quantité de phosphore dans la laitance des poissons qui, dans certaines conditions atmosphériques, se condense et devient phosphorescente. Comme nous avions mangé de ce poisson la veille, j'expliquai le phénomène de la nuit comme suit : la vapeur qui s'élevait du chaudron de cuisson s'était déposée sur les poutres de charpente et les pièces de la couverture. En séchant, il restait une mince couche de matière phosphorescente. Mes explications cependant n'ont pas semblé satisfaire le trappeur qui décida d'interrompre l'expédition de chasse et de retourner au village. Ayant noté chez lui une humeur morose depuis notre départ de La-Branche-de-l'Ouest, je ne fus pas surpris lorsqu'il me révéla que la source de toutes nos aventures venait du fait qu'on avait poussé le canot à l'eau le nez en avant. « C'est un voyage de malchance qui peut mal finir », dit-il ! « Nous sommes mieux de ne pas tenter le diable et de nous en aller ». Cet automne-là, le vieux chasseur rentra chez lui bredouille.

     Un autre fait, raconté par Élide Poirier, illustre l'importance de la crainte entretenue par les canotiers à l'égard de certaines croyances. On a craint a Bonaventure la réputation de certains jeteux de sorts dont principalement les indiens Micmac qui venaient pêcher et chasser sur la rivière. L'un de ceux que nous avons relevés était connu de la plupart des canotiers. Monsieur Poirier nous raconte le sort jeté par un curé au propriétaire d'un club de pêche qui faisait la vie dure aux canotiers. Pour notre informateur, ce n'était là que justice faite à l'égard d'un homme « qui faisait son argent croche » sur le dos des pauvres gens : « Le curé Nageotte lui avait dit qu'il se traînerait sur le ventre comme un crapaud puis qu'il se broierait les mains avant de mourir. Bien il s'est brûlé les mains à son club chez Kelly, puis il est mort pauvre comme un rat. Quand il est mort, tout ce que t'entendais dire : Kelly est mort, que le diable l'emporte » (GAU-25-5.)

     Une histoire de revenant, prenant son origine au cours d'un voyage en canot sur la rivière Bonaventure, nous a été racontée par Henri Arsenault : « C'était avant que je me marie, puis je me suis marié en 1917, sur la drave dans le Mclnnes qui sort a ras le club a Corby. La compagnie avait bûché du bois puis ils dravaient ça le printemps. Il y avait un nommé Fougère qui venait de Maria. C'était un gros homme capable, puis terriblement fort. Je sais pas avec qui il était. La rivière était haute, puis ils ont versé. Fougère est supposé de s'avoir noyé, mais ils l'ont jamais trouvé.   Ils se sont mis à dire quelques années après qu'il avait été rencontré sur le pont de la rivière Cascapédia, le soir » (GAU-58-2.)

Figure 73

CABANE D'OISEAU

     Modèle de camp de chasse fabriqué par Monsieur Roméo Poirier, 66 ans, en 1975, de rivière Caplan, Comté Bonaventure. Noter, un canot suspendu au mur latéral du camp. Au-dessus de la porte d'entrée, l'inscription : Garde-chasse (Coll. Centre Canadien d'études sur la culture traditionnelle, Musée national de l'Homme, Ottawa).

IV - LES CHANSONS DE CANOTIERS

     La chanson et le conte ont contribué largement à divertir les hommes de canot en forêt. Les canotiers les plus âgés à Bonaventure se souviennent de conteurs et de chanteurs qui, à l'occasion, dans les camps, ne se faisaient pas prier longtemps pour faire valoir leur talent. Comme la plupart de ces hommes ont pratiqué, un jour ou l'autre, le métier de bûcheron et de draveur, il nous apparaît que c'est dans les chantiers qu'ils apprirent leur répertoire. Bien que nos informateurs aient connu d'autres types de chansons, il nous a semblé que ce sont les chansons entendus dans les chantiers dont ils se souvenaient le mieux et qu'ils nous ont chantées le plus spontanément.

     L'un des conteurs et chanteurs le plus populaires à Bonaventure semble avoir été Georges Arsenault, décédé en 1972 à l’âge de 91 ans. Son frère Simon, notre plus vieil informateur, aujourd'hui âgé de 98 ans, chantait lui aussi à l'occasion L'une de ses chansons favorites était  « La Complainte de Loubert et Landry ». Nous reproduisons ici cette chanson très répandue dans la région de Bonaventure…

          - Écoutez la complainte de Loubert et de Landry,
          - Ils sont partis tous deux croyant d'arriver un peu,
          - Ils n'ont pas été aussitôt à Québec arrivés,
          - Croyant l'éviter, tout malade ils ont tombé.

          - La mort par ses efforts a pris part dans leur corps.
          - Oh! Dites-moi la mort, dis-moi donc comme tu as tort
          - De m'avoir affligé, parmi tous les étrangers.

          - Donne-moi donc le temps de faire mon testament,
          - Que j'aille voir ma femme, aussi mes petits-enfants,
          - Je reviendrai une autre fois m'y présenter à toi.

          - Aujourd'hui, je suis venu, aujourd'hui je suis venu,
          - Je suis venu ici par les ordres de mon divin roi,
          - Jésus, fils de Marie, reste avec mon esprit,
          - M'abandonnez moi pas jusqu'à l'heure de mon trépas.

          - Permettez-moi, mon Dieu, que j'aille voir les cieux. (15. GAU-02-1.)

     Nous avons rencontré un autre informateur, monsieur Alphonse Langlois, âgé de 88 ans, qui dit avoir chanté dans les chantiers et sur la drave de la rivière Bonaventure. Originaire du rang de la Rivière à Port-Daniel, il a appris ses chansons en voyageant un peu partout au Québec, en Ontario, au Nouveau-Brunswick, où pendant vingt-cinq ans il a couru les chantiers. « Chanter, disait-il, c'était le désennui du samedi soir » (GAU-70-1.). Nous avons relevé dans on répertoire deux chansons qui évoquent les aléas du métier de canotier. La première a pour titre : « Quand tu seras dans ces chantiers ». (GAU-in-1.)
 
          - Quand tu seras dans ces chantiers bien ennuyeux,
          - Prends la vierge Marie pour ton guide, fais lui des vœux,
          - Pense à Jésus, pense à Marie,
          - Et pense encore à bien d'autres.
          - Pense à Jésus portant sa croix,
          - En montant le calvaire.

          - Quand tu seras dans ces rapides bien dangereux,
          - Prends la vierqe Marie pour ton guide,
          - Fais lui des voeux.
          - Tu donneras un coup d'aviron
          - Du côté de le large,
          - Le diable qui sera autour de toi
          - Pour avoir ta pauvre âme.

          - Quand le soleil te chauffera la tête
          - Un peu trop fort.
          - Pense au berceau ousque tu couches,
          - Pense la mort.
          - Berceau, berceau, divin berceau, `
          - Faites-moi le comprendre,
          - Toi qui est l'image du tombeau,
          - Ousque mon corps doit se rendre.

     La seconde chanson a pour titre : Le 15 de mars. (GAU-45-1.)

     Cependant la version que nous reproduisons n'est pas celle de monsieur Langlois, mais d'une de ses voisines madame émile Castillou. Si nous avons retenu cette version, c'est parce que nous en avions obtenu la transcription musicale :

          - Il faut partir le 15 de mars-e,
          - Pour monter dans les chantiers,
          - Avec deux d'mes camarades,
          - Et ce sont vos associés,
          - Mais rendu par les terr’s, l'esclave
          - L'a fallu bien travailler,
          - Les provisions sont si chères
          - Je crois bien qu'on s'ra pas payé.

          - Du temps qu'j'allais voir mad'moiselle Adèle,
          - Je croyais fair' son bonheur.
          - Là, j'ai fait son esclavage,
          - Là, j'ai connu son horreur,
          - Du temps qu'j'allais la voir chez elle,
          - Je goûtais du bon vin doux,
          - Avec elle j'avais du plaisir-e,
          - Du plaisir et de l'amour.

          - Laisse-moi faire mon père,
          - Laisse-moi fair' s'il vous plaît.
          - Si mon amant n'est point riche,
          - C'est moi qui aura d'la poix.
          - J'étais mieux de prend' de même,
          - Que de prend' du terrain sablé,.
          - Dans le vent et la poussière,
          - Le gravois nous crève les yeux.

          - La chanson a été faite
          - Par des homm's qu'a voyagé
          - A la tête de la slaille.
          - En draivant ce bois carré,
          - A la tête de là si ai lie,
          - Eh draivant ce bois carré.
          - La chanson a été faite,
          - En pensant à Jésus-Christ.

(Musique de la chanson Le 15 de mars)

Figure 74

FELIX ARSENAULT VERS 1920

     Né en 1856, il est le fils d'un des pionniers venus ouvrir le rang de la Rivière, vers 1850. De la troisième génération du nom à Bonaventure, il a grandi au bord de la rivière où son père avait construit sa maison. Il serait le premier habitant de la région à avoir construit le canot « de Gaspé ».

V - LES DIVERTISSEMENTS DES CANOTIERS

     Même si le canotier passait la plus grande partie de son temps en forêt, il restait lié à la vie quotidienne de la collectivité villageoise. Ses séjours en forêt n'étaient jamais très longs si nous les comparons à ceux des bûcherons qui passaient souvent de cinq à six mois éloignés de leur famille. Leur travail ne les empêchaient pas de participer aux activités saisonnières. Cependant, comme groupe homogène, les canotiers ont développé des jeux et des divertissements qui ont apporté une compensation au dur travail de la forêt.

     La période de travail d'un canotier-draveur, au printemps, variait de un mois à un mois et demi. Dans ce cas, les longues heures de travail laissaient peu de place aux loisirs. Par contre, en été, même s'ils passaient toute la semaine en forêt, les canotiers trouvaient moyen de se divertir. Une façon de se détendre consistait à descendre en canot par beau temps à la messe dominicale; les canotiers trouvaient là une occasion de revoir leur famille. En somme, tout en passant de cinq à six mois par an dans leur canot, les canotiers avaient la possibilité de participer aux principales fêtes religieuses et populaires qui avaient lieu au village. C'est là un facteur qui a contribué à faire du canotier, à Bonaventure, un membre actif de la collectivité.

     En même temps, la pratique du métier, régie comme nous l'avons vu par une sorte d'éthique d'apprentissage et de contrôle permanent, a contribué à la formation d'un groupe à part, bien structuré, qui avait, en forêt, sa propre autonomie. Pendant qu'au village les femmes de canotiers se fréquentaient, leurs maris partageaient les peines et les joies d'une vie commune. Les divertissements nous apparaissent comme un élément essentiel de cette solidarité.

     Nous avons noté que, dans une atmosphère de franche camaraderie, un des principaux moyens de se divertir en forêt était de jouer des tours. Il y avait toujours dans un groupe quelques souffre-douleurs qui faisaient les frais de la farce. Par exemple, une façon d'initier l'apprenti consistait à attacher d'un faux noeud sur le banc, la corde de l'ancre dont il était responsable. Lorsque l'apprenti lançait l'ancre à l'eau, la corde se détachait. Nous pouvons imaginer le reste. Ou bien encore, dans un endroit pas trop dangereux, on donnait à l'apprenti une perche fêlée, laquelle sous une pression trop forte, se brisait en deux. Le résultat était à peu près toujours le même : lorsque la perche se cassait, l'apprenti perdait l'équilibre et tombait à l'eau. En somme, l'apprenti trouvait là sa leçon : celle de vérifier son matériel avant de s'embarquer. Notons que ces tours constituaient en quelque sorte un rite d'initiation lié aux rites de passages de la vie dans la société traditionnelle. (Van Gennep, Arnold. Manuel de folklore français contemporain, Tome I, pt 1, pp.191-196.)

     Comme nous le raconte Élide Poirier, on savait aussi profiter d'un défaut ou d'une phobie d'un individu pour rire à ses dépens : « Arthur Henri marchait toujours la tête à terre, puis il avait bêtement peur des serpents. Une journée, j'avais oublié ma pipe à bord du canot. Quand j'ai été la chercher, le soir, Arthur arrivait. Il y avait là deux gros peupliers. Je me coupai un petit bouleau à peu près gros comme ça (environ un pouce et demi de diamètre) et qui pouvait avoir cinq, six pieds de long (1.5 ou 1.8 mètres). C'était un petit brin croche, çà faisait comme un serpent. Puis j'ai resté caché derrière les peupliers. Bientôt, il est arrivé. Il avait les deux mains embarrassées : une chaudière, puis une boîte à lunch, puis un capot ciré, puis un poêle. Le cap était coupé carré puis il passait â ras ça. J'y ai passé çà dans les jambes. Il a cru que c'était un serpent. Les deux bras lui ont ouvert et il a sauté comme çà de haut. Tout a tombé en bas de la binque. Il a été obligé d'aller ramasser ça puis moi je me poussai.  Si çà avait été lui qui m'aurait fait cà, je l'aurais galoppé dans le platin avec le bouleau tant qu'il aurait fait noir » (GAU-52-3.)

     D'autres tours exigeaient plus de perspicacité de la part de leur auteur parce qu'ils risquaient de tourner mal. Les tours, croyons-nous, avaient non seulement la fonction de faire rire, mais aussi parfois un but plus subtil comme de mettre à l'épreuve l'autonomie individuelle en face des comportements de groupes. En voici un exemple. Un jour, un gars dénommé Matté St-Onqe, renommé pour son mauvais caractère, fut engagé comme canotier. Ses sautes d'humeur et son air maussade, à la longue, étaient déplaisantes pour ses compagnons. Mais comme le gars était très costaud, personne n'osait lui faire de reproches. Un vieux canotier trouva le moyen par un jeu plein de finesse, de l'amener à modifier peu à peu son caractère sans pour autant créer de disputes dans le camp. Laissons l'informateur raconter l'incident : « Le chef du camp avait amené Matté St-Onge de St-Alphonse pour pôler. Philippe Gauthier m'a dit : « Matté St-Onge, çà parle jamais avant neuf heures, avant déjeuner ». « Ah! bien, j'ai dit, avant trois matins, Matté St-Onge va parler avant neuf heures, avant déjeuner ». Ils m'ont dit : « Tu vas te faire tuer ». C'était un cadavre dans les deux cents livres qu'était capable comme un cheval.

     Le premier matin, il couchait à côté, mais fallait qu'il passe de notre bord pour aller se laver. J'étais après me chausser moi, puis il y avait là Théophile Bourdage, Philippe puis Paul. Quand il a passé, j'ai dit à Paul : passe-moi donc l'aiguille à laine. Il m'a dit : « Qu'est-ce que tu veux faire ? ». J'ai dit : « Matté a une ampoule ce matin. Si on lui passe une laine, çà va le désenfler. Matté m'a dit : « mon godam ». J'ai dit à Philippe : « Tu disais oui parlait pas avant déjeuner. Il  a pas dit de quoi de bien beau mais il a parlé ».

     Le lendemain matin, j'ai été le trouver de son bord. Ils couchaient lui puis Polycarpe Bourque, puis Paul Arbour. Cà, c'était tout nus, ces trois cocos-là. Je m'ai mis en arrière des trois, puis j'ai dit : « Maudit les trois beaux cocos. J'voudrais bien avoir un singe pour m'en faire débarquer un ». Paul m'a fait : « Mon calisse, sors d'ici ». Là, Matté a ri à se pâmer. Il s'en est venu déjeuner en riant. J'ai dit : « regarde, tu disais qu'il parlait pas... Le voilà après rire, puis bien vite, il va nous conter des histoires » (Ibid.)

     Toutes ces taquineries, faites sans malice, pouvaient durer quelques jours, après quoi on changeait d'individu. A plus ou moins brève échéance, tout le monde y passait. Bien sûr, chaque homme avait son identité, son caractère, et quelques bonnes bagarres ou chicanes survenaient à l'occasion pour souligner ces traits. Mais tous ces jeux avaient finalement pour effet de rapprocher les individus, de leur rappeler qu'ils vivaient ensemble et que, quelque fois, l'intérêt du groupe était plus fort que celui d'un seul individu.

     L'endurance, la force et l'adresse des canotiers, étaient également mises à l'épreuve par le jeu. Des canotiers qui se rendaient à un endroit faisaient parfois compétition pour savoir lequel était le plus fort. Le nom du maître-canot de l'équipe gagnante était à l'honneur et son compagnon n'en était pas moins fier. La renommée d'un indien nommé Baptiste Noël, résidant en permanence à Bonaventure et travaillant avec les canotiers, a laissé sa trace dans la tradition orale pour ce genre d'épreuve, et pour cause : en plus d'une constitution physique exceptionnelle, il avait l'avantage d'être le seul, sur la rivière, à posséder un canot d'écorce. L'embarcation était plus légère que le canot de cèdre. Son habileté à conduire le canot était reconnue de tous. Un informateur nous fait part de l'une de ces courses, faite un dimanche, dans le seul but de se divertir : « Une fois, le club avait donné une piastre pour celui-là qui irait chercher un roche le premier de l'autre bord de la rivière. Ils ont mis les six canots égaux puis ils ont donné le call. C'est parti. Le bonhomme Noël était avec Pollen, le père a Jos Napoléon Arsenault, le couke. Ils avaient un canot d'écorce, puis dans deux coups de perche, ils ont traversé, puis poigné la roche, puis ils s'en on revenu! C'était léger, ce canot-là. C'est lui qui a été le premier, bien sûr. Il a bité tous les autres au diable.   C'était Smart çà, le bonhomme Noël » (GAU-52-2.)

     Ce genre de course à courte distance avait lieu chaque année, à l'occasion d'une fête donnée le quatre juillet par un club de pêche à l'intention des canotiers et de leur famille. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la plupart des étrangers qui louaient les services des guides pour la pêche en rivière, étaient d'origine américaine. Comme le quatre juillet était pour eux un jour de fête nationale, peu à peu ils intégrèrent les guides à leurs festivités. « A tous les quatre de juillet, ils faisaient leur une fête, puis ils invitaient tous les pôleux avec leur femme et puis leur famille » (GAU-52-3.). Avec les années, cette manifestation où le club de pêche offrait un dîner sous forme de pique-nique, est devenue une fête populaire pour les canotiers. Elle coupait en deux la période de pêche qui avait débutée à la fin de mai et qui allait se terminer à la mi-août. C'était pour les femmes une occasion supplémentaire de se rencontrer et de raffermir les liens qui les unissaient.

     Il ne faut cependant pas nous leurrer sur les relations qui existaient entre les guides et les sports. Ces derniers considéraient souvent les guides comme des serviteurs plutôt que des employés. Devant cette attitude, les canotiers n'avaient d'autre alternative que de se taire s'ils voulaient conserver leur emploi. Les exemples ne manquent pas pour illustrer le fossé qui existait entre les deux groupes. C'est avec une pointe d'humour cynique et de sarcasme qu'Élide Poirier évoque certains souvenirs d'enfance où les enfants des guides étaient autorisés 3 participer à la fête du 4 juillet : « Les sports faisaient chauffer des cennes bien chaudes, puis ils nous garochaient çà aux enfants. On se brûlait tous les doigts pour ramasser çà. Ils avaient du fun. Mais c'était trop mine pour mettre des vingt-cinq cennes; ils mettaient rien que des cennes noires » (Ibid.)

     D'autre part, pour rester plus nettement à l'écart des canotiers, certains clubs de pêche plaçaient les camps pour les sports d'un côté de la rivière, pendant que les qui des couchaient dans les baraques sur l'autre rive. Dans un autre club, les camps des sports étaient situés sur un promontoire alors que les camps des guides avaient été construits, comme disaient certains canotiers, dans une souampe au bas de la côte.

     Pourtant les guides ont su adroitement donner réponse à cette attitude dominatrice. Si un sport se montrait trop exigeant à l'égard d'un canotier, les confrères de ce dernier avaient vite fait de lui régler son compte : par exemple, avec la complicité de ses guides, on se plaisait à le faire « pécher sur les roches ». En effet, quoi de plus alléatoire qu'une partie de pêche...!  Comme par hasard, le sport revenait bredouille alors que ses amis avaient fait bonne pêche. Élide Poirier nous raconte son aventure avec un de ses sports capricieux et un peu méprisant : « Il y avait un terrible de grand fanal. Bien habillé puis une belle chemise blanche et des gants noirs dans les mains dans le mois de juillet. Un nègre pour le brosser avant de partir pour pas qu'il fasse de poussière dans le canot. On péchait alentour du club. La première affaire, il se tourne par moi, puis il dit : « You are the worst dam guy ever guide me ». Si j'avais su nager, je lui aurais donné une bonne swing, mais je savais pas nager. J'ai dit : - « Thank  you, qu'est-ce que je t'ai fait ? » - « Tu me fais pêcher sur le côté ». - «Comment tu veux pêcher ? » - « Derrière le bateau ». - « Derrière le bateau, nous autre c'est dans la mer pour pêcher du maquereau... Envoyé, pêche du maquereau. Puis je l'ai poussé dans la poule. Il envoyait toute sa ligne, puis il montait, puis il rilait. Bientôt, ça a accroché une roche qu'était plus grosse qu'une chaise. Il pensait qu'il avait un saumon, mais je savais qu'il en avait pas. Çà aurait été un miracle. Il m'a dit : « Qu'est-ce qu'on fait ? ». Je lui ai dit : travaille-le, fouette-le.  Il m'a dit : « On va aller à terre ». Je lui ai dit : O.K.   On a été à terre, puis c'était encore pareil. Le courant poignait la ligne, puis il rilait. Il m'a dit : « Va donc l'envoyer »!   J'ai dit : « Il s'en ira pas, il est trop gros. On va aller au ras, mais je crois pas que tu l'épeures ». Quand il a vu que c'était une grosse roche, il est venu la face ça de longue. Il a dit : « Let's go home ».   Il a débarqué, puis good bye, il m'a en seulement pas dit bonjour...   Je « l'ai jamais revu » (GAU-51-1 et 2.)

     Ainsi, en dépit du fait que des étrangers détenaient les droits de pêche sur la rivière, les guides savaient leur montrer, à l'occasion, qu'ils demeuraient les seuls vrais maîtres.

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