La Pêche Infernale

     Le présent récit s'adresse à un lectorat de pêcheurs avertis. Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé n'est que pure coïncidence.

La Pêche Infernale
     Johnny Mac Cormick n'avait pas encore dix ans lorsqu'il prit son premier saumon. Le petit-fils d'un magnat écossais du textile, encouragé par ce premier succès, consacra par la suite tous ses loisirs à pêcher le saumon dans la Tweed, qui baignait les douves du château familial. Très tôt, le grand-père de Johnny avait enseigné à ce dernier rejeton du clan Mac Cormick l'art de confectionner les mouches à saumon et la manière subtile de s'en servir. Aussi le jeune garçon s'était-il rapidement équipé d'un petit «kit» portatif de montage dont il fit un usage immodéré au collège «afin, disait-il, d'atténuer l'austérité ennuyeuse des cours que lui prodiguaient ostensiblement ses professeurs».

     Ce comportement singulier et irrévérencieux à l'égard de la culture et des sciences lui avait valu à de nombreuses reprises les châtiments corporels alors en usage dans tout bon collège britannique, de même que la confiscation momentanée de son kit à mouche. Les bastonnades à fesses dénudées, il les encaissait sans le moindre gémissement, avec ce flegme et ce stoïcisme méprisant et provocateur qui annoncent les hommes de fort caractère. Quant à la confiscation du kit à mouche, un simple appel téléphonique de grand-père suffisait à le lui faire restituer en dépit de l'irritation épidermique de ses maîtres. Il faut bien dire que la substantielle contribution annuelle que le vieux Mac Cormick souscrivait à la trésorerie de la vénérable institution était un argument auquel personne n'aurait songé résister un seul instant. La récupération du fameux kit à mouche fournissait chaque fois à Johnny l'occasion d'une revanche plus humiliante pour ses tortionnaires que la fessée infligée par ces derniers au benjamin des Mac Cormick.

     De son côté, le chef du clan, bien plus que le carnet de notes scolaires, attendait le week-end avec impatience pour contempler les créations «mouchicoles» de son petit-fils: «Tu vois Johnny, lui disait-il d'un air pendard qui faisait luire son brandy nose et frémir les pointes cirées de sa moustache, les mouches à saumon sont comme les femmes... Elles sont plus séduisantes à poil que mal attifées... M'oublie jamais ça mon garçon!» Et Johnny retint si bien la leçon que la première chose qu'il fit, lorsqu'il rencontra Betty Mclntyre, fut de la mettre à poil dans le grenier du château à seule fin de vérifier si son grand-père avait raison. Il en fut tellement persuadé qu'il commit l'erreur fatale d'épouser Betty en grandes pompes. Cette dernière, de ce fait, devint lady Bee avec tous les honneurs et privilèges dévolus à son rang.

La Pêche Infernale
     Hormis la précision de son lancer et l'élégance «dépouillée» de ses mouches, Johnny avait également un fort joli coup fusil qui faisait l'admiration des amis qui chassaient la grouse en sa compagnie sur les highlands du domaine ancestral. Malheureusement, lady Bee ne participait pas aux joies pures et simples de son mari. À la canne et au fusil, elle préférait les five O’Clock Tea et les garden parties en compagnie des autres ladies de la gentry du comté. Avec le temps et le délaissement de son époux, lady Bee devint une abeille irascible et acariâtre, ne manquant jamais une occasion d'humilier Johnny en public, «O my God...!» s'écriait-elle en voyant les saumons ou le tableau de grouses que son mari exhibait fièrement. «Allez porter ailleurs vos horribles bestioles, vous empestez mon salon.»

     Lassé de ces Incessantes querelles, le patriarche des Mac Cormick, veuf depuis longtemps, avait fini par se retirer dans l'aile nord du château où il se faisait servir ses repas et où Johnny passait de longues heures en sa compagnie. Il aimait évoquer le bon vieux temps de sa jeunesse, passée dans les lanciers de l'armée des Indes au service de sa Majesté la Reine Victoria: c'est là qu'il avait connu grand-mère, riche héritière du domaine et de la filature. La prestance et l'uniforme du jeune officier de cavalerie n'avaient fait qu'une bouchée des caprices de la fille de grande famille qui, bientôt, ne respirait plus que par lui. «Vols-tu mon garçon, déplorait-il, tu es trop faible avec ta femme, fais-lui une douzaine de gosses et elle te foutra la paix... Les femmes, c'est comme les chevaux, tu dois les mettre au pas la première fois que tu les montes, sinon tu en perds le contrôle.» Mais Johnny s'en fichait comme d'une guigne, la pêche et la chasse lui procuraient des satisfactions qui compensaient largement ses déboires matrimoniaux.

     La conversation coupait court et l'on passait à un autre sujet, en particulier aux affaires de la filature et au choix des invités, pêcheurs ou chasseurs, qui seraient présents pour le week-end. La complicité qui s'était établie au fil des ans entre l'aïeul et le petit-fils en avait fait le bloc indivisible et le grand-père, perclus de rhumatismes, ne put plus se déplacer par ses propres moyens. Johnny lui procura une chaise roulante et le conduisit chaque matin sur le bord de la rivière où il put encore prendre quelques saumons, malgré son infirmité. Chaque poisson était le dernier, mais chaque soir on planifiait déjà la pêche du lendemain et on sélectionnait les mouches à utiliser selon le niveau des eaux. Complètement absorbé par le temps qu'il consacrait au vieillard, Johnny péchait peu. Cependant, chaque capture lui procurait plus de joie que s'il l'avait réalisée lui-même. Cette situation dura jusqu'au jour où le vieil homme refusa de se lever: «Tu vois Johnny, murmura-t-il dans un souffle, je n'ai plus de fil sur le moulinet, je suis sur le backing et c'est la mort qui est au bout, je ne peux plus lui donner de ficelle, la casse est proche, mais toi tu vas continuer, prends la canne et prépare la gaffe.» Sentant sa fin prochaine, le vieux Mac Cormick trouva encore la force de revêtir le kilt aux couleurs traditionnelles du clan et de coiffer sa tarte ornée de deux plumes-lyre d'un coq de bruyère, puis il s'allongea sur son lit et ferma les yeux pour toujours.

La Pêche Infernale
     On le porta en terre au son d'une cornemuse qu'un scotchguard guêtré de blanc empipa pour ouvrir la marche du cortège puis, devant le corbillard tiré par quatre chevaux noirs, s'avança au pas de parade le représentant tout chamarré de son vieux régiment, portant sur un coussin écarlate la Victoria Cross que le disparu avait méritée pendant la guerre des Boers. La cérémonie s'acheva sur la colline du cimetière par une brève prière du pasteur et sans discours, selon la volonté du défunt.

     Johnny hérita enfin de l'immense fortune de son grand-père. Dès lors, il s'accommoda fort bien des réflexions désobligeantes de son épouse et consacra de plus en plus de temps aux affaires, à la pêche au saumon et à la dégustation d'un scotch-whisky du meilleur blend. Il but d'abord pour oublier les tristesses du présent et ensuite pour se souvenir des joies du passé. C'est ainsi que, canne en main et dans un état euphorique des plus avancés, il fut terrassé sur les bords de la rivière Tweed par une attaque non identifiée. L'âme de Johnny Mac Cormick s'échappa de son corps avec la légèreté des vapeurs éthyliques dont elle était imbibée et c'est dans cet état qu'elle se présenta devant saint Pierre, le grand patron des pêcheurs.

     «Nom, prénoms et âge...?», demanda sans complaisance le vieillard à barbe blanche tout en feuilletant le grand livre des morts posé devant lui sur le lutrin. Johnny ne répondit pas immédiatement, les deux grands portails qui s'ouvraient à la gauche et à la droite du saint, la grande clé d'or qu'il portait en sautoir et la peur qu'on en fit un malheureux usage le laissaient sans mot.

     «Et alors...! reprit saint Pierre, vous ne comprenez pas l'anglais...? Faut-il que je m'adresse à vous en gaélique...?» «Heu... je m'appelle Johnny Mac Cormick et j'ai 56 ans.» L'index droit du saint patron des pêcheurs se promena de haut en bas de la liste tandis que sa main gauche tournait les pages. Mac Cormick... Mac Cormick... Johnny... Enfin vous voilà...! Mais vous êtes en retard de deux jours, s'écria le vénérable patriarche en rajustant ses lunettes. «Bon... passons pour cette fois, je ne vous demanderai pas la raison de votre retard, l'odeur que vous dégagez m'en dit assez long. Mais, avant de prendre une décision à votre égard, je dois vous poser quelques questions: Dites-moi quelle était votre plus grande passion pendant votre séjour sur la terre...?» «J'étais pêcheur de saumons», répondit Johnny sans hésitation. «Pêcheur de saumons, s'esclaffa saint Pierre avec compassion. Ne m'en dites pas davantage» ajouta le saint en faisant signe à l'ange de service de s'approcher. «Tenez, lui dit-Il, je vous confie un pêcheur de saumons, faites le nécessaire.» Et l'ange de service invita courtoisement Johnny à le suivre. 5ur ces bonnes paroles, saint Pierre introduisit la clé d'or dans la serrure du portail noir de gauche qui s'ouvrit avec un grincement sinistre devant.

La Pêche Infernale
     Johnny, livrant à son regard un spectacle auquel il ne s'attendait pas du tout. Dans une immense pièce s'étalait de toute part le matériel de pêche le plus rudimentaire du passé et le plus perfectionné du présent et de l'avenir, allant du harpon primitif au moulinet électronique à freinage compensé, et du crin de cheval à la soie invisible. Que dire des mouches...? Elles tapissaient murs et plafonds, en genres, dimensions et couleurs innombrables. De toute sa vie de pêcheur, Johnny n'avait jamais rien vu de tel et Dieu sait combien l'Angleterre est riche en ce domaine particulier. Parmi la multitude des mouches qui s'étalaient sous ses yeux, il crut même reconnaître les siennes, celles précisément qu'il confectionnait au collège et qui faisaient l'enchantement de son grand-père en même temps que le désespoir de ses professeurs. Quant aux cannes et aux équipements vestimentaires, aucune description humaine ne saurait en rendre la splendeur et la diversité.

     «Allez...! équipez-vous...!» ordonna l'ange. «Puis-je choisir...?», demanda Johnny avec un brin d'incrédulité dans la voix. «Vous devez...!» répondit l'ange d'un ton impératif, puis il ajouta: «Ici, tout est à vous.» Johnny n'en croyait pas ses oreilles, mais il ne se le fit pas dire deux fois. Volant littéralement de comptoirs en vitrines, il eut tôt fait de rassembler le matériel haut de gamme portant la marque des plus prestigieux faiseurs que le monde ait connus de toute éternité. Ainsi harnaché, il attendit avec confiance et sérénité la suite des événements. «Tout bien pesé, pensa-t-il, le grand portail noir n'était pas aussi redoutable que ça et saint Pierre savait reconnaître les siens.» «Alors... vous êtes prêt...?, fit l'ange avec impatience. Suivez-moi.» Ils se dirigèrent vers le fond de cette extraordinaire boutique où une large porte rouge à deux battants s'ouvrit devant eux. 

     La porte donnait sur le paysage d'une campagne bucolique nimbée à l'horizon d'une lumière vespérale du plus bel effet, et là... au beau milieu de ce site enchanteur, Ô Merveille des merveilles... coulait une rivière aux eaux scintillantes, baignant de son onde le plus beau pool à saumons que Dame Mature eut enfanté depuis la création du monde. Ébloui par tant de beauté, Johnny resta figé dans l'extase et la contemplation. «Allez...avancez...!» grogna l'ange en le poussant dans le dos. Johnny fit quelques pas et, aussitôt qu'il atteignit la rive, exactement où il fixait son regard, un énorme saumon marsouina majestueusement. N'y tenant plus, il demanda «Can I do... Puis-je...? en brandissant ses cannes. «Vous devez...!» répondit l'ange impérativement. D'une main tremblante, Johnny monta aussitôt sa 14 pieds de carbone pur et y fixa un moulinet électronique système X à réaction sensorielle. «Celui-là, soli-loqua-t-il, je vais me le farcir à la mouche sèche.» De plus en plus nerveux, il ouvrit la grande boîte d'acajou qui contenait les super mouches qu'il avait méticuleusement sélectionnées et jeta son dévolu sur une White-Wulff Bomber n° 2 entièrement façonnée par la main du maître qui venait justement d'arriver en ces lieux. En quelques faux lancers, il allongea la soie et la mouche se posa délicatement au bon endroit. La surface explosa aussitôt et le combat s'engagea avec une violence jamais égalée. Nul ne sait combien de temps dura la lutte mais, finalement, Johnny échoua le grand poisson sur la grève. Tout plein d'enthousiasme, il dit à l'ange impassible: «Regardez... c'est un saumon bleu... il pèse au moins 50 livres, j'en ai déjà pris un comme celui-ci dans l'Ungava.» La trêve fut de courte durée, un second saumon sauta exactement au même endroit que le premier. «Puis-je encore...?» demanda Johnny au comble de l'excitation. «Vous devez!», répondit l'ange d'un ton impavide, et Johnny relança sa mouche qui fut saisie brutalement au premier passage. À peine ce deuxième saumon fut-il sorti de l'eau, qu'un troisième poisson se manifesta encore au même endroit. Puis le même événement se reproduisit avec une invariabilité déconcertante: 10, 20, 50, 100 fois. Zzzzzziac…! faisait la canne de carbone pur en déchirant l'air. Wwwwlouff...! répondaient les saumons en saisissant la mouche.

     Johnny ne demandait plus la permission de pêcher, mais l'ange, devançant la question, répétait sans cesse: «Vous devez! Vous devez! Vous devez!» et les saumons de plus en plus gros et de plus en plus combatifs s'entassaient en pyramides compactes pendant que le ciel s'embrasait de lueurs rougeoyantes et tourmentées.

     Au cent énième saumon, envahi par le doute et la sombre inquiétude que lui causait cette pêche de damné, Johnny, haletant et tremblant de tous ses membres, se tourna vers l'ange et s'écria: «Mais c'est l'enfer...! C'est l'ENFER...!» et l'ange qui, comble de l'horreur, avait pris soudain l'apparence de lady Bee, lui répondit avec un rire sarcastique: «Yes... It is…! Vous péchez dans le Styx...l»

     Johnny Mac Cormick fut tellement bouleversé par cette terrible révélation qu'il reprit connaissance. Tout trempé de sueurs froides dans ses waders, il se releva en titubant. Le soleil était déjà haut et la rivière miroitait ainsi qu'aux plus beaux jours. Le cadavre vide de sa bouteille de whisky gisait dans l'herbe tout près de lui. Il s'en empara avec rage et la lança au loin.

     On ne revit jamais Johnny Mac Cormick sur les bords de la Tweed; certains chroniqueurs halieutiques, mal informés ou mal intentionnés, prétendirent qu'il s'était retiré dans un monastère d'Irlande, mais il ne faut jamais croire ce qu'écrivent les mauvaises plumes, car moi je sais qu'il pêche encore le saumon quelque part en (Ungava... ou en Enfer...

     Propos de l'auteur: On me dit que les eaux du Styx rendent invulnérables ceux qui s'y trempent.

     Confidentiellement: Cette pêche infernale me donne des états d'âme et j'ai déjà contacté la pourvoirie Orphée et Charon pour une réservation. Il paraît qu'il reste encore quelques places disponibles.

     Notes: Pour en savoir plus long, Styx, Orphée, Charon: voir Le Petit Larousse illustré.

référence

» Texte Guy-Noël Chaumont
» Illustrations Stéphane Paré
» Salmo Salar #40, Automne 1995.
Page 5 sur 11