Le Sens de l’Orientation chez les Saumons

l’Hypothèse Géomatique

     Il n'est plus tout à fait interdit de parler du biomagnétisme et de la magnétoréception chez les êtres vivants. Longtemps tiraillé entre une religion qui ne voulait pas que la terre tourne et une science qui se méfie des charlatans, le «magnétisme» acquiert petit à peut droit de cité dans l'univers de la recherche. Conséquence: la parution récente d'un traité qui figure parmi les premiers du genre «la biominéralisation sous forme de magnétite et la magnétoréception chez les organismes. Un nouveau concept du biomagnétisme», Plénum Press, New York 1985. Quant à l'auteur principal, ce n'est autre que Joseph Kirschvink, un des pionniers du biomagnétisme moderne.

Le sens de l’orientation chez les Saumons; l’Hypothèse Géomatique
     Grâce à lui, on distingue maintenant le biomagnétisme, autrement dit tout ce qui touche aux propriétés magnétiques des êtres vivants y compris la génération de champs magnétiques tels que ceux que l'on détecte au scanner RMN par exemple, et la magnétoréception ou capacité d'un organisme de détecter les champs magnétiques et leurs variations même infimes, ce qui nous intéresse ici.

     Les saumons bénéficient bien évidemment de la sollicitude des «biomagnéticiens». Ces derniers n'ont pas la tâche facile car on manque encore aujourd'hui presque entièrement des informations de base sur le biomagnétisme en général: que savons-nous au juste en la matière?

Magnétique et récepteur biomagnétique chez l'animal.

     Maintenant qu'on y croit, il ne manque pas de théories pour expliquer pourquoi et comment les êtres vivants sont sensibles aux champs magnétiques. Cependant, ce sont les bactéries qui nous montrent la voie. En effet, certaines bactéries exhibent un comportement «magnétotactique» qui est lié à la présence de magnétite, un oxyde de fer particulier, dans des «magnétosomes», autrement dit dans des structures sub-cellulaires, couplées à un cil sensoriel par exemple.

     Des bactéries au reste de la création, on a cherché la magnétite un peu partout, et on l'a trouvée. D'autres possibilités de détection du champ magnétique existent Par exemple, les requins possèdent des électro-récepteurs cutanés, les ampoules de Lorenzini, qui seraient sensibles par induction au champ magnétique. Cependant, c'est la magnétite qui est la meilleure hypothèse. On la trouve le plus souvent en amas dans certains tissus et cela, en association avec une riche innervation.

     Ainsi, chez le saumon Chinook, on a relevé la présence de matériel ferromagnétique dans un os du nez, le dermethmoide. Après analyse, ce matériel s'avère être de la magnétite. On ne sait pas encore par quel miracle biochimique cette magnétite arrive là, mais il est plus que probable que c'est elle qui est responsable de la sensibilité du saumon aux variations de champ magnétique.

     Il n'y a pas que les bactéries et les saumons. Un petit échantillonnage du règne animal révèle de la magnétite chez les crustacés, certains mollusques comme le chiton, les abeilles ou les papillons. Parmi les vertébrés, plusieurs poissons en plus du saumon en possèdent comme les thons et les maquereaux ou les anchois. Des grenouilles, des serpents, divers rongeurs figurent au tableau, ainsi que les grands migrateurs transocéaniques qu'on a eu le loisir d'étudier. Parmi ces derniers, citons les tortues marines, les dauphins et quelques baleines. Chez ces dernières, des amas de magnétites se trouvent enchâssés dans la dure-mère tandis que d'autres animaux présentent du ferro-magnétisme au niveau des yeux et des muscles oculaires. N'oublions pas ce qui vole, notamment les chauves-souris et les oiseaux dont le pigeon voyageur.

Magnétisme et comportement.

     Mais ce n'est pas la magnétite elle-même qui constitue la preuve de la magnétoréception. Ce sont les modifications du comportement animal induites par des variations en intensité ou en direction du champ magnétique qui sont convaincantes.

     De nombreuses espèces déjà citées se prêtent à des expériences de style labyrinthe ou punition-récompense impliquant un conditionnement à des champs magnétiques modifiés, ce qui démontre qu'elles y sont sensibles. On s'attachera à l'exemple du saumon, notre propos, dans un instant Mentionnons simplement que dans la plupart des cas, les animaux sont capables de détecter des variations très minimes du champ magnétique terrestre. Conclusion: rien ne s'oppose à ce que ce champ magnétique terrestre puisse servir de source d'information, mais d'information sur quoi au juste? En effet, pour un saumon, s'orienter, c'est bien, mais se déplacer dans une direction donnée comme celle de son lieu de naissance, c'est mieux et beaucoup plus compliqué puisque que pour aller quelque part, il faut d'abord savoir où l'on est. Une palissade? 

     Hélas non! Au contraire, une série de problèmes qui montrent combien le comportement migratoire peut être compliqué. Venir de très loin vers un objectif géographique très délimité implique le «sens de la carte» que les saumons partagent avec les abeilles, les pigeons voyageurs et sans doute de nombreux autres animaux. En fait de navigation magnétique, on pourrait imaginer qu'un animal intègre la déclinaison magnétique ou direction par rapport au nord, avec l'inclinaison magnétique ou composante verticale du champ magnétique terrestre. Il aurait ainsi une idée de la latitude où il se trouve... très conjecturale! Une estimation de la position de son méridien pourrait lui être donnée en se référant au temps écoulé, ce qui est étonnant mais très possible puisque le sens de l'heure, l'»horloge interne», est une réalité biologique bien établie dont nous reparlerons.

Un animal comme les autres: l'homme?

     Difficile de ne pas évoquer les expériences de Baker sur la sensibilité magnétoréceptive de l'homme, ne serait-ce que pour bien montrer les problèmes de méthodologie de ce type d'expérimentation. En gros, Baker trouve que les performances de l'homme ne sont pas mauvaises du tout quand il s'agit de pointer la direction de son domicile après quelques tours sur la chaise tournante ou après un petit voyage circulaire les yeux bandés. Par contre, elles baissent si l'environnement magnétique du sujet est altéré à son insu. Quoi d'étonnant d'ailleurs puisque l'on trouve de la magnétite dans plusieurs organes humains, notamment les glandes médullosurrénales, les muscles oculaires et la lame criblée de l'ethmoide, un os situé entre le nez et le cerveau.

     Naturellement, les expériences de Baker ont soulevé des tempêtes et plusieurs personnes ont essayé de les reproduire, souvent sans succès. En fait, on manque tellement d'informations générales sur la magnétoréception que cela n'a rien d'étonnant. Que l'on en juge: les magnétorécepteurs humains seraient momentanément altérés selon l'orientation dans laquelle le sujet dormirait, selon l'habitude du port du casque stéréo ou l'usage du téléphone, selon l'environnement magnétique général créé par l'usage régulier du train de banlieue, la zone industrielle, le port de vêtements en fibre synthétique, les gouttes dans le nez, etc... à tel point que dans certains cas, l'expérimentateur devait être tout nu! Plausible après tout!

Le sens de l’orientation chez les Saumons; l’Hypothèse Géomatique
Le comportement migratoire des saumons.

     Déjà abondamment évoqué dans ces colonnes, le comportement migratoire des diverses espèces de saumons et de truites migratrices présente des caractéristiques communes que nous résumons ainsi: un aller-retour, deux phases et deux mobiles.

     L'aller-retour, c'est le grand départ des frayères vers l'océan, puis dans l'océan un voyage parfois très long et très directionnel vers une aire d'engraissement à des milliers de kilomètres, suivi du retour au berceau de la famille après plusieurs années d'oubli apparent.

     Les deux phases, ce sont les voyages transocéaniques, puis la migration anadrome dans la rivière d'origine. Pourquoi deux phases: parce qu'il est maintenant clair que chacune d'elles implique des mécanismes d'orientation différents. Avant de nous étendre sur les hypothèses du pilotage transocéanique, survolons rapidement le comment et le pourquoi de la migration anadrome.

     Le mécanisme de la migration en zone fluviale est olfactif, cela est maintenant bien démontré grâce aux travaux de Hasler et de son école. Au cours de sa jeunesse, le smolt subit le phénomène de l'«imprinting» au cours duquel il mémorise indéfectiblement une odeur, celle de son douar d'origine, et cela même si cette odeur est artificiellement déversée par la main de l'homme telle la morpholine. Véhiculée par l'eau de son ruisseau, de sa rivière puis du fleuve, cette odeur lui servira de guide lors de son retour une fois adulte. A cela s'ajoutent d'autres indications possibles, mais apparemment facultatives comme l'odeur de ses congénères déjà présents dans la rivière. La question est donc maintenant ainsi posée: comment le smolt s'y prend-t-il une fois en estuaire pour gagner l'aire d'engraissement, puis pour revenir jusqu'à cet estuaire de l'autre bout des océans.

     Quant aux deux mobiles qui orientent le comportement migratoire, ce sont la nécessité de manger et celle de se reproduire.

     L'occasion de savoir de quelle manière le géomagnétisme est impliqué dans la réalisation de ces deux finalités nous est fournie par des travaux récents, notamment ceux de Taylor.

Les saumons de Nouvelle-Zélande.

     En Nouvelle-Zélande, il n'y avait pas de saumon... jusqu'à ce qu'on en mette, ce qui se produisit avec succès au siècle dernier. L'intérêt de cette transplantation réussie, c'est que des souches de Salmonidés migrateurs natives de l'hémisphère nord, en l'occurence des Chinook, se sont parfaitement débrouillées pour retrouver leur chemin dans les eaux de l'hémisphère sud. Voilà qui n'apporte pas d'eau au moulin de ceux qui prétendent que la migration des saumons est programmée à l'avance dans leur patrimoine génétique. Il est vrai qu'il y a beaucoup de variétés de saumon bien différentes les unes des autres et qu'il ne faut pas généraliser.

     C'est justement sur des juvéniles de ces souches transplantées que travaille Taylor. La première constatation qu'il fait est que la position préférée des poissons est d'être la tête tournée plein ouest, là d'où on leur distribue la nourriture à heure régulière. De plus, ils prennent régulièrement cette position en se rapprochant de la zone de distribution quelques instants seulement avant qu'on les nourrisse, ce qui prouve bien qu'ils ont le sens de l'heure.

     Transférés dans un bassin expérimental rond et sans repères apparents, ces mêmes poissons conservent le même comportement, tête tournée vers l'ouest juste avant la distribution. Cependant, ce bassin est pourvu extérieurement d'anneaux de Helmholtz qui permettent de modifier les caractéristiques du champ magnétique. On en profite pour faire tourner de 90 degrés vers l'est la composante nord-sud du champ magnétique ambiant, le champ magnétique terrestre. Alors, les saumons se mettent à regarder le nord au lieu de l'ouest. On peut aussi annuler tout champ magnétique et dans ce cas, les animaux cessent d'avoir une orientation définie.

     Voilà donc des bases qui montrent indiscutablement que les saumons sont capables de s'orienter dans un champ magnétique terrestre. Mais nous sommes loin de détenir toutes les clés du comportement de ces migrateurs. Ainsi, Taylor observe que lorsque l'on donne une nouvelle direction au champ magnétique ambiant ou qu'on le replace à la normale, les saumons prennent leur temps, deux ou trois jours, pour s'adapter aux conditions nouvelles, pourquoi?

     De plus, il n'y a pas que le champ magnétique. Les Chinook sont sensibles à la lumière polarisée, paraissent capables de faire la différence entre la hauteur du soleil au-dessus de l'horizon à midi et au couchant, ce qui leur donne une bonne idée de leur latitude, et subissent le phénomène de l'«imprinting» à l'âge de deux ans pour la position de leur soleil local, ce qui se fait en deux jours et ressemble fort à l’«imprinting» olfactif. Bref, ce petit pas en avant dans le progrès de la connaissance nous montre surtout l'étendue de ce que nous ignorons.

NDLR: Cet article est tiré du numéro 62 de la revue «Saumons», publiée par l'Association internationale de défense du saumon atlantique.

référence

» Par Frédéric Mazeaud
» Salmo Salar #21, Été, Juin 1990.

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