Chapitre II – Profil d’un Moucheur

     «La pêche à la mouche est une discipline assez large pour convenir à toutes les personnalités.»

     S.-J. V.

     Il était assis sur un tronc d'arbre couché sur la berge d'une rivière aux mille et un remous. Ses yeux scrutaient la fosse à la recherche d'indices qui lui permettraient de localiser une truite en activité. Il plaça sa main droite en guise de pare-soleil et fixa un point précis pendant quelques secondes. «Serge, à l'avant de la troisième roche, il y a une brune qui nymphe», me dit-il d'une voix calme et assurée.

     Sur ce, il se leva et entreprit la descente dans la rivière. Il s'immobilisa à une dizaine de mètres (environ 30 pi) de l'endroit qui avait suscité son intérêt et choisit une nymphe parmi les quelque quarante artificielles piquées à une bande de mouton fixée au rebord de son chapeau. Il attacha la mouche, fit quelques faux lancers et décocha un tir précis à environ 2 m (6 pi) en amont de la truite. La nymphe se présenta parfaitement; la soie s'immobilisa; mon confrère réagit sans hésiter. La truite engagea le combat, essayant de se libérer en secouant la tête de gauche à droite. Hélas! c'était peine perdue! Une main de maître la guidait et lui imposait des contraintes qui eurent tôt fait de la dompter.

     Chaque moucheur à sa façon bien à lui de taquiner la truite, bien que tous fassent partie d'une confrérie régie par des théories et des lois qui rejoignent les sciences physiques, naturelles et même occultes. Mais soyez sans crainte, la plupart de ces pêcheurs ne se rendent même pas compte, lorsqu'ils avancent une théorie et l'appliquent, qu'ils le font au nom de l'entomologie, de la biologie, de la physique et de je ne sais quoi encore ... Cependant, les pêcheurs qui tiennent une place de choix dans la hiérarchie non avouée de cette confrérie des moucheurs le doivent à certaines qualités et aussi à leur inflexibilité face à ceux qui s'attaquent à des principes auxquels ils adhèrent.

     Afin de ne pas vous entraîner dans une vaine polémique sur les différentes facettes de cette discipline, je tenterai de vous peindre le portrait type du moucheur classique en brossant le tableau de quatre excellents pêcheurs à la mouche bien différents les uns des autres. Le premier est Fernand Grimard. Fernand, qui excelle dans l'entraînement de chiens d'arrêt, se détache complètement de la masse de lanceurs qui pataugent dans les mêmes eaux que lui et ce, même lorsqu'il est habillé d'une combinaison de pêche à semelles de feutre, d'une veste, emblème du pêcheur à gué, et d'un chapeau à bande de mouton. Il cadre admirablement bien dans l'environnement qu'il fréquente et on peut déceler, en tout temps, qu'il s'y sent parfaitement à l'aise. C'est d'autant plus vrai que lorsqu'il fait un faux pas et exécute un plongeon spectaculaire, noyé par les applaudissements des spectateurs du moment, ce gentilhomme de la mouche ne garde aucune rancune.

     La perche qu'il utilisait en 1974, au moment où nous pêchions activement ensemble, était de bambou, une Peson et Michel super-parabolique de 2,35 m (7 pi 9 po), avec une soie numéro 6 et un moulinet Lightweight de Hardy. Il lui arrivait à l'occasion de sortir avec sa Président de Shakespeare à laquelle il était beaucoup attaché et qui lui rappelle un tas de souvenirs. Il n'a pas changé son approche de la pêche à la mouche. D'ailleurs, il entretient on équipement d'une façon admirable et ne l'utilise jamais à d'autres fins que pour le type de pêche auquel il est destiné.

     Lorsque l'inévitable se produit, il ne s'exclame que modérément et ce, seulement une fois que la truite de forte taille en est à son troisième saut. Il n'en est pas de même pour ses compagnons, car selon eux la pêche à la mouche deviendrait, à son exemple, semblable à une retraite fermée. Est-ce une marque de sagesse ou l'attitude d'une âme contemplant un phénomène halieutique des plus grandioses? Qui le sait?

     Un lancer dépassant rarement le « cap de la quarantaine» lui suffira pour atteindre son objectif. Son artificielle sèche se dépose toujours délicatement, ne transperçant Jamais la surface de l'eau. Son approche et sa présentation sont impeccables. Le choix de la mouche qu'il emploiera est le résultat de longues années d'expérience; son opinion à ce sujet rejoint celle des plus grands moucheurs, vivants et défunts. La nouvelle génération de moucheurs n'emploie que rarement l'épuisette, mais pour Fernand elle est toujours utile, même lorsqu'il a l'intention de relâcher ses capturés. Cependant, tout comme eux, il maintient un grand choix d'artificielles qui encombrent ses boîtes et son chapeau.

     Ce moucheur ne se considère nullement comme un classique, et il a peut-être à demi raison, car les classiques n'apprécient une truite qu'en tant que spécimen vaincu.
Fernand respecte trop la truite pour la traiter ainsi, et le fait qu'il retourne à l'eau la plupart des captures qu'il amène à bon port le place dans la catégorie des classiques modernes.

     Il est excellent pêcheur à la nymphe, très habile avec la noyée, mais passé maître dans l'emploi de la sèche. Il attend avec impatience, d'année en année, le temps de la Hendrickson. Cette éphémère, l'Ephemerella subvaria, ne mesure qu'un centimètre (3/8 po), a une queue à trois segments d'un centimètre (3/8 po) et des ailes d'un centimètre également. Elle éclot à la fin de mai dans les rivières qu'il fréquente et au début de juin dans le Richelieu et le Saint-Laurent. Rien n'intéresse plus Fernand que de participer à ce bal des truites occasionné par l'éclosion de la Hendrickson.

     Il inspire tous ceux qui ont pêché à ses côtés, même s'ils lui ont reproché, par le passé, d'être atteint de «Muddlerphobie », Parmi eux nous retrouvons son garçon Danny, Yvan Bédard et, enfin, Jacques Authier. Il y a déjà plusieurs années, ces pêcheurs se rejoignaient sur les rivières des États voisins, notamment New York et le Vermont, et passaient les soirées de semaine à taquiner les brunes et les arc-en-ciel du Richelieu à la hauteur de Chambly; ce sont tous des entêtés dans leur façon de pratiquer la pêche à la mouche. Chacun d'eux possède pourtant un trait caractéristique qui n'est pas du tout conforme à l'idée que l'on se fait du moucheur type, ce qui ne les empêche cependant pas d'être d'excellents pêcheurs.

     Danny, le plus jeune de ce défunt groupe, est d'ailleurs un excellent monteur d'artificielles. Il est un exemple à suivre quant à l'entretien de l'équipement de pêche, mais il privilégie parfois cette qualité au détriment. .. des poissons qui n'attendent pas mieux que de succomber à ses mouches. Je l'ai vu, de mes propres yeux, pendant le moment suprême d'une éclosion majeure d'éphémères, s'attarder à vérifier pouce par pouce son bas-de-ligne, s'arrêter sur un noeud, s'affairer avec lenteur et extrême précision à le couper, l'attacher, le recouper et le rattacher. Il termina son examen en changeant la mouche qui lui avait donné du succès pour une du même genre, l'originale ayant été quelque peu défraîchie. Lorsqu'il lança enfin sa mouche, le bal était terminé, les truites avaient déjà regagné les abîmes de la rivière.

     Cependant, je peux vous affirmer que, malgré son approche désarmante, Danny est un très bon moucheur qui s'applique toujours à pêcher l'eau avec la même attention qu'il porte à son équipement. Son habitude de moucher scrupuleusement dans toutes les poches, courants, remous et fosses susceptibles de cacher une belle truite lui a souvent fait connaître le succès. De plus, cela permettait à ses compagnons de le laisser seul dans un secteur de rivière et de le retrouver non loin de là, quelques heures plus tard.

     Ses lancers délicats étaient d'une extrême précision; être témoin de leur exécution suscitait un profond respect pour cette grande discipline. En ce temps-là, il se sentait tout aussi à l'aise avec sa Jet Set de Hardy de 2,15 m (7 pi) qu'avec son bambou de 2,08 m (6 pi 10 po), égaIement de Hardy. Lorsqu'il pêchait la noyée, il employait toujours une petite coachman en tandem avec la nymphe de saison ou un petit streamer de sa confection; c'est à ce moment-là qu'Yvan Bédard se voyait secondé.

     Yvan Bédard, ce puriste de la nymphe, a réussi à se tailler une place parmi les généralistes par sa foi inébranlable en son artificielle. Considérée comme inusitée à travers les âges, la nymphe ne l'est pas pour le puriste dont le choix est souvent basé sur des données scientifiques. Yvan a choisi de se spécialiser dans ce domaine à cause des habitudes de la truite brune. Cette truite et ses cousines se nourrissant à 80 p. 100 d'insectes à l'état de nymphe aquatique, c'est pourquoi il ne se sent pas du tout handicapé. Il utilise une canne Fenwick en graphite de 2,30 m (7 pi 6 po) et une soie flottante de type double fuseau de pensanteur 5 (DT5F). Le fait qu'il emploie cette soie en tout temps et en tout lieu, joint à son indéniable succès auprès des truites, semble remettre en question tous les principes des moucheurs modernes qui utilisent toute la gamme de soies calantes, flottantes et semi-calantes.

     Souvent, il admet lui-même qu'il traverse des périodes creuses, mais elles ne sont que temporaires et surviennent surtout pendant les éclosions d'éphémères. Pendant que ses copains s'en donnent à coeur joie à la sèche, il se résigne à son sort en s'en tenant aux principes de la secte des nympheurs émérites. Il applique sa science même lorsqu'il pêche à la Muddler; toilettée sur hameçon no 14, elle est peu fournie pour être pêchée noyée. Il a aussi comme principe de ne commencer sa saison que lorsque les bourgeons fleurissent, donc au moment où le métabolisme des truites les rend des plus actives.

     Je n'ai jamais vu Yvan accrocher sa soie en effectuant un lancer et il vous dira: «C'est dans le feuillage que les sèches se retrouvent et pas sur l'eau; quant à mes nymphes, elles ne grimpent pas aux arbres.» Ses lancers n'atteignent pas la perfection comme chez ses compagnons, mais le besoin ne s'en est jamais fait sentir chez lui.
Les mouvements qu'il imprime à son artificielle en la ramenant dans l'eau ont plus d'effet sur le poisson qu'un lancer précis.

     Jacques a toutefois espoir de voir un jour Yvan pêcher la sèche, car il n'a qu'un pas à faire: attacher ses artificielles avec des hackles de coq au lieu d'un hackle mou de poule.

     Jacques Authier, ce moucheur-attacheur, spécialiste des lancers à distance, marche dans les rivières comme si elles étaient des autoroutes. Il diffère de ses trois compagnons à presque tous les points de vue. Tout d'abord il ne fait jamais un faux pas même s'il semble, à certains moments, être en état de déséquilibre. À son avantage, il a aussi une vue très développée. Il peut facilement différencier un changement de couleur ou de ton dans une eau même un peu trouble et, de fait, repérer une truite qui se blottit contre une roche. Il utilise deux cannes: une de 2,75 m (9 pi) avec soie no 5 et une de 2,45 m (8 pi) avec soie no 6. Il a un lancer puissant qui lui permet de rejoindre des poissons qui se trouvent à plus de 20 mètres (70 pi) de lui.

     Son point fort est certainement la polyvalence de ses méthodes de ferrage, mais le fait qu'il sache adapter l'artificielle aux différentes conditions qui se présentent au cours de la journée ne lui nuit pas du tout. Il pêche à la nymphe de l'éphémère du jour, une heure avant l'éclosion des imagos, à la sèche lorsque les truites prennent l'insecte à l'état adulte et, dans les périodes mortes, à la Muddler sous toutes ses formes, à la Stonefly rouge de sa création et enfin au petit streamer. Contrairement à Danny, Jacques n'est pas du tout patient; du moins, est-ce l'impression qu'il me laisse depuis seize ans. Cependant, il s'attardera une bonne vingtaine de minutes lorsqu'il aura repéré une truite qui ne veut pas coopérer. C'est à ce moment-là qu'il tente ses expériences avec des artificielles qu'il n'a jamais utilisées. Jacques remet à l'eau la plupart des truites qu'il capture, mais s'il doute de la journée, la première qui succombe à son artificielle subit un prélèvement stomacal avant d'être remisée dans son panier. La pêche à la mouche est pour lui un constant défi et rien ne l'excite plus que de pêcher là où d'autres sont passés avec mouches, leurres ou vers.

     Ces quatre pêcheurs ont en commun le fait d'utiliser la canne à moucher. Ils s'exécutent différemment, mais ont choisi cette méthode parce qu'elle en est une de conservation, l'artificielle ne causant à toute fin pratique jamais de blessure sérieuse au poisson; elle se contente d'aguicher ceux qui se déplacent vers la surface pour la gober; elle ne viole pas leurs sanctuaires dans les rapides ou les fosses profondes. Ces sportifs sont également de grands admirateurs de la nature qui les entoure et, lorsqu'ils fixent leur regard sur une rivière, c'est avec une perception totale de ce qui s'y déroule. Toutes ces qualités réunies en font des moucheurs de grande classe.
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