La Noce Argentée

     En voyage d'amour pour la première fois dans l'une des belles rivières à saumon du Québec, je suis maintenant l'un des plus vaillants dibermarins (saumon de deux ans de mer) de mon espèce.

     Avec force, je remonte quelques kilomètres de ce cours d'eau natal en me rappelant quelques souvenirs de mon enfance. C'est à cette époque que j'ai appris à être constamment sur mes gardes pour rester en vie; je dois avouer, que, malgré mon habileté naturelle, je fus l'un des chanceux qui échappa aux agressions de toutes sortes. J'ai souvenir aussi d'une fièvre mystérieuse qui recouvrit mon corps d'une livrée argentée et me poussa à quitter l'eau douce pour séjourner en eau salée. En mer, je passai mon temps à bouffer et à éviter les attaques des monstres qui y habitent. Devenu puissant nageur, j'ai alors entrepris un long voyage qui me ramena dans la rivière qui m'a vu naître.

     Après quelques années d'absence je la trouve changée; des berges se sont affaissées, de grands arbres sont disparus, certaines aires de repos sont remplies de gravier tandis que de nouvelles me permettent de refaire le plein d'oxygène. Quoiqu'un tout petit peu plus acide elle dégage encore le même parfum d'amour qui la caractérise si bien.

     L'aurore qui s'amène me surprend à la fin d'un rapide; je décide de m'y reposer un bout de temps.

     Le soleil va bientôt repousser la fraîcheur matinale quand j'entends des bruits inhabituels, un peu comme un orignal qui court dans l'eau.

     Un peu surpris je "roule" sur l'onde pour voir la bête. Non, ce n'est pas un orignal mais deux bipèdes aux allures étranges. Sont-ils dangereux? Aux bruits qu'ils font, probablement pas. Ma glissade sur l'eau fut suffisamment longue pour entendre l'un des deux s'exclamer: «As-tu vu le saumon?» tout en pointant l'un de ses bras démesurément long dans ma direction. Revenu près de ma compagne, je l'invite à me suivre vers le centre de l'aire de repos un peu plus en amont, nous y serons plus en sécurité. Sitôt le bruit cessé, une longue liane jaune s'étend au-dessus de nous des dizaines de fois puis une verte répète les mêmes mouvements. Intrigué, je fais un cercle au fond de la rivière; cette corde se dirige vers l'endroit où nous étions auparavant. Le soleil est déjà haut lorsque cette activité cesse; nos visiteurs ont sans doute repris leur route. 
     Quelques lunes plus tard et plusieurs rapides plus en amont, un petit objet insolite trouble, sans avertissement, notre tranquillité matinale; il passe quelques fois en avant de nous, puis brusquement, tout juste au-dessus de nos têtes. Mon amie s'élance vers cet artifice provocateur qui, tout en descendant un peu la rivière, semble lutter pour la remonter; il allait échapper à la vigilance de ma préférée lorsque celle-ci le saisit, plonge, fait une course vive et revient à mes côtés. Je ne l'avais jamais vue si nerveuse, elle bougeait constamment. Tout à coup, elle file vers le bas du rapide, je la suis et constate qu'une liane blanche pointe dans sa direction. Elle brise alors le silence en exécutant plusieurs culbutes sur et sous l'eau avant de suivre ce trait blanc. Je reprends ma position près de la grosse roche. Tout en nageant péniblement et en donnant de violents coups de tête, elle revient, à bout de force, se coller à moi puis repart lentement vers la rive et disparaît.

     Attristé, je reste là sans bouger tout en regardant d'autres mouvements bizarres à la surface de l'eau. A chaque pénombre plusieurs amis (es) passent près de moi en me saluant mais sans vraiment s'arrêter; ils devinent que je n'ai pas le goût de fraterniser. Puis avec la venue d'une grosse lune, j'entreprends de nager jusqu'à un certain dépôt de gravier tout en haut de la rivière; j'avais le sentiment que j'y rencontrerais une autre compagne.

     Un bon matin alors que les rives ont blanchi, j'ai effectivement conquis le coeur d'une douce. Le murmure du ruisseau sur notre droite devient l'épithalame de la nature à notre égard et nous partageons maintenant ce lit de fortune. Comblé, je me laisse emporter par le courant jusqu'à la frontière de l'eau salée. Plus tard, l'idée d'une bonne bouffe de crevettes me fait reprendre la mer.

     Ayant festoyé suffisamment longtemps pour doubler mon poids je me sens d'attaque pour refaire une longue croisière. Comme moi, plusieurs amis prennent la vague. Chemin faisant, alors que nous sommes à chasser dans une pluie de capelans, nous sommes immobilisés par une sorte de toile d'araignée super résistante. Il y en a des dizaines comme moi qui poussent dans cette toile géante. C'est la première fois que je me sens perdu; moi, l'un des plus beaux et des plus forts spécimens de ma race. Rassemblant toute l'énergie que ma lignée génétique m'avait transmise, je fais une violente contorsion qui permet à ma nageoire caudale de prendre appui sur une maille de la toile. En me cabrant de toutes mes forces, je sens une brûlure sous une pectorale, une fibre de la toile cède et je poursuis mon périple.

     Quelques marées plus tard l'eau salée avait soigné ma blessure; seule une marque de frottement intense traversait mon flanc gauche. J'ai navigué en solitaire jusqu'à ce que je retrouve un autre groupe argenté le long de la côte. Nous atteignons maintenant des eaux un peu plus chaudes; plusieurs festins rendent justice à notre statut de roi. L'eau réchauffe un peu plus à chaque soleil et je sens de plus en plus une fièvre s'emparer de moi; elle s'accentue davantage lorsqu'en débouchant dans une baie je perçois l'appel d'eau de ma rivière. Un grand frisson secoue ma dorsale et je fonce droit devant en humant ce divin attrait; il compense pour la vision d'une nécropole marine de métal tordu et de déchets de toutes sortes qui défilent quelques brasses en-dessous de moi. L'eau devient subitement moins salée et je dois m'arrêter pour m'adapter à cette nouvelle réalité.

     Chaque marée me rapproche de l'eau douce quand soudainement, au coucher du soleil près d'un pont, je vois un drôle d'engin descendre vers moi; ayant déjà été balafré par un objet semblable je ne prends aucune chance et me propulse dans l'eau douce. Ça y est, je suis revenu encore une fois au pays de mon enfance. Il y a un peu plus d'eau que lors de mon premier retour et elle est légèrement embrouillée. Au fil des clartés cependant, elle devient plus transparente et retrouve lentement le débit que j'avais connu. Je sens que mon corps se transforme un peu et je deviens un peu plus agressif; je résiste souvent à l'envie d'attaquer de petits "êtres" multicolores qui "traversent" régulièrement la rivière. Lors d'un déplacement je me retrouve près d'une grosse roche, exactement là où j'avais perdu ma première amie. Que de souvenirs! Même en présence de quelques congénères je suis nostalgique et, curieusement, de plus en plus irritable. Perdu dans mes pensées, je reviens brusquement à la réalité lorsqu'une sorte "d'oiseau" brun se dépose doucement à la surface tout juste en avant de moi. Je fonce droit dessus pour lui faire peur puis reprends ma place; je suis le maître ici. 

     Tout à coup un autre "oiseau" brun, plus petit, se pose au même endroit que le premier et entreprend lui aussi de descendre au gré du courant, tout juste au-dessus de nous. C'en est trop. Tel un bolide je fonce à la surface, le gobe, puis plonge avec vigueur. Une sensation désagréable me traverse le bord de la gueule tandis que "l'oiseau" tente désespérément de remonter à la surface. Devant sa ténacité je décide de le laisser partir; il reste cependant collé à ma mâchoire inférieure. J'ai beau l'aider en secouant la tête puis en le frottant contre une roche; rien à faire, il reste là. Immobile depuis un certain temps, je ressens toutes sortes de tremblements et la colère monte. Après une longue course j'exécute un saut, puis un autre et un autre; "l'oiseau" est toujours là tirant de toute son énergie. Je remonte vivement, fais un demi-tour sur moi-même et m'élance de toutes mes forces dans les airs en me contorsionnant comme une anguille prise dans une trappe. Je retombe avec fracas; la bestiole a recouvré sa liberté et moi je me suis finalement arraché à cette fourberie.

     Plus tard, ayant repris le courant, j'entends un bruit sourd en amont; plus je me rapproche plus le tumulte grandit. Je me rappelle; il y a une chute. Celle-ci m'avait donné bien du fil à retordre lors de ma première remontée. Je fais un tour dans le tourbillon au pied de cette chute, descend au fond, remonte à la surface puis descend un peu vers l'aval avant de faire demi-tour. En accélération maximale, je plonge vers le fond de la rivière pour ressurgir en trombe du tourbillon, fend l'air le long du mur d'eau et retombe à plat sur la partie supérieure de la cascade; tout en vibrations je réussis, centimètre par centimètre, à surmonter l'obstacle et file vers l'amont.

     Les périodes nocturnes se font toujours plus longues et l'eau devient froide. Ma nouvelle conquête inspecte souvent notre demeure et je ne la quitte pas d'une écaille. Les feuilles des arbres sont toutes disparues quand, couchée, elle oscille rapidement sa queue pour soulever du gravier pendant que je pourchasse les intrus. Dès qu'elle semble satisfaite de sa couche nuptiale, je la caresse avec ma mâchoire déformée, lui indiquant ainsi qu'il est temps de transmettre la vie...

     La quiétude de mon environnement nu est maintenant soumise à la chute de gros flocons blancs qui cachent le bleu de l'infini. Je suis là, seul, épuisé, "bruni" par la faim et je n'ose quitter; j'ai l'impression que je ne pourrai jamais revenir dans mon paradis...Trop de bipèdes veulent ma peau.

référence

» Texte et photos Clermont Grand'Maison
» Salmo Salar #28, Automne, Octobre 1992.
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