Je Pêche, donc Je Suis !
« La pêche au saumon atlantique est pour moi une chose fascinante car ce n'est pas seulement un sport mais une partie intégrante de la joie de vivre. » - Lee Wulff.
On raconte, dans bon nombre de textes mythologiques irlandais, l'histoire d'une fontaine de sagesse où pousse, sur ses bords, un coudrier plein de noisettes écarlates. Des saumons y vivent et se nourrissent de ces noisettes tombant dans l'eau. Quiconque mange leur chair devient voyant et omniscient. On retrouve encore le saumon dans les légendes arthuriennes et, plus particulièrement, dans les aventures du héros irlandais Tuan Mac Cairill ; après avoir vécu cent ans sous cette forme, Tuan est péché, apporté à la reine d'Irlande qui le mange et en devient enceinte.

Dans les sagas nordiques, le mot poisson, utilisé sans autre précision, fait presque toujours référence au saumon. On y considère le saumon comme l'animal de la science sacrée et, avec le sanglier et le roitelet, il symbolise la sagesse et la nourriture spirituelle.
J'ai toujours été étonné de constater combien la pêche au saumon pouvait devenir une passion irrésistible, aussi tumultueuse que la rivière dans laquelle on pratique ce sport. Ce genre de passion peut se justifier, jusqu'à un certain point, chez les gens qui passent leur vie sur les bords de la rivière. Mais que dire de ces saumoniers et saumonières qui viennent des grands centres urbains, ou même de pays lointains, comme il y en a de plus en plus sur la Côte-Nord et en Gaspésie?
Il y a, en tout cas, un lien amoureux, pour ne pas dire mystique, entre le pêcheur, le saumon et la rivière. J'ai un ami qui, pour des raisons financières, n'a pu accomplir en juin dernier son pèlerinage annuel sur la Godbout. Et pendant tout le reste de l'été, on aurait pu croire qu'il vivait une authentique peine d'amour, une sorte de dépression que ses proches avaient peine à comprendre. Pas parlable. Frustré. Choqué.
Il est un fait indéniable : on ne peut jamais oublier le premier saumon qu'on a piqué et rentré, comme on ne peut jamais oublier la rivière dans laquelle on l'a capturé. Ce même ami, je l'ai vu apparaître, la saison précédente, dans la porte de l'auberge chez Éric Deschênes avec son saumon de neuf livres, son premier, et je jure qu'il y avait entre le plancher et la semelle de ses bottes au moins un pouce : il ne marchait pas, il flottait. Même le traditionnel verre de scotch qu'Éric et sa blonde, Lucie Cordeau, offrent à toute personne qui a pris un saumon n'a pas suffi à le ramener sur terre. Il vivait l'état de grâce. Tout comme son guide, Luc Chassé : car s'il y a un plaisir presque équivalent à celui de capturer le saumon, c'est bien celui d'en faire prendre un.
Mais comment décrire cet état de grâce ? Comment traduire le profond trouble que nous cause cette expérience unique ? Pourquoi passe-t-on le reste de l'année à rêver à la « Fantôme », ou à la « fosse du Glacé », ou au grilse qu'on a vu marsouiner à la tête d'un rapide ?
A mon avis, la passion de la pêche au saumon ne peut se résumer platement au fait de capturer un trophée. À Godbout, on surnomme certains pêcheurs des « viandeux », c'est-à-dire ceux qui recherchent absolument la plus grosse prise ou, à tout prix, le plus grand nombre de prises. Mais si vous en parlez à Izola Beaudin, dit « Escapuce », il vous dira que la pêche au saumon est affaire de patience et d'observation, bien sûr, mais surtout d'amour. Ce qu'Escapuce voit, et que les « viandeux » ne saisissent malheureusement pas, c'est que le saumon reste indissociable de la rivière : on ne peut pas aimer le saumon et ne pas aimer sa rivière. L'un ne va pas sans l'autre. Et j'ajouterais : les gens qui en vivent. La pêche au saumon, et même la pêche sportive en général, ne vise donc pas la grosseur ou le nombre (ce genre de but devient de plus en plus aléatoire et même critiquable), mais nous ramène constamment d'abord à la relation avec un milieu « naturel ».
De nos jours, nous avons à faire face à un double danger : celui de voir l'environnement se dégrader irrémédiablement, mais aussi celui de perdre le contact immédiat avec la nature et, par le fait même, d'oublier cette dimension spirituelle si importante que nous procure ce contact : le sens du sacré. On ne devrait jamais oublier que, lorsque nous capturons un saumon, nous perpétuons un geste que posaient nos plus lointains ancêtres qui dépendaient du saumon pour se nourrir. Voilà pourquoi ce geste s'accompagnait toujours d'un rituel rendant hommage à l'animal et à la rivière. Cela explique aussi que le saumon occupe une place très significative dans les mythologies nordiques.
Nous vénérons le saumon parce que nous savons qu'il va nous livrer chaque fois une lutte farouche : nous ne pouvons faire autrement que de sentir qu'il bataille pour sa vie. C'est l'instinct à l'état pur qui explose en une fraction de seconde. Mais, à ce bout-ci de la canne, ne faut-il pas se demander pourquoi combat le pêcheur sportif. Sans doute pour retrouver ce contact immédiat avec la nature. Mais également pour redécouvrir en dedans de lui cet aspect symbolique du sacré, d'autant plus que nous n'avons pas besoin de manger le saumon pour assurer notre survie. Que peut alors nous procurer, aujourd'hui, la pêche sportive, sinon une nourriture spirituelle ?
Ainsi, la pêche au saumon nous fait prendre conscience de « qui l'on est » en même temps que de « ce que l'on a ». Au fond, cette passion pour la pêche, c'est celle d'entrer en relation avec un milieu naturel. Nous en avons de plus en plus besoin parce qu'elle nous renvoie toujours à la relation avec notre propre nature, avec soi-même. Au bout de la ligne, l'état de grâce, c'est d'être là. « Je pêche, donc je suis... »
référence
» Par Pierre-Paul Charlebois
» Salmo Salar #43, Été 1996.
» Salmo Salar #43, Été 1996.
